Turquie : dans l`Est dévasté par la guerre

  20 Janvier 2016    Lu: 808
Turquie : dans l`Est dévasté par la guerre
L`armée mène une guerre sans merci aux rebelles kurdes. Reportage à Silopi, qui voit une levée partielle du couvre-feu qui la paralyse depuis plus d`un mois.
Lundi, en milieu de journée, la nouvelle se répandait comme une traînée de poudre sur les portables et les réseaux sociaux : à partir de 5 heures, le lendemain matin, et jusqu`à 18 heures, l`armée turque allait enfin ouvrir l`accès de la ville de Silopi (à la frontière avec la Syrie et l`Irak). Trente-six jours que cette ville – à majorité kurde – de 88 000 âmes a été placée sous couvre-feu total par le gouverneur de la province, le temps pour les forces de sécurité turques de venir à bout des combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de sa branche urbaine – les Unités de protection civile, les YPS – implantés dans plusieurs quartiers de la ville.

En juillet dernier, après deux années de paix relative, le cessez-le-feu entre le PKK et Ankara a volé en éclats, ravivant les braises d`une guerre vieille de 30 ans, qui a déjà coûté la vie à près de 40 000 personnes. En 2015, plus de 3 000 rebelles kurdes ont été tués au cours de lourdes opérations menées par la Turquie, rappelait en début d`année le président Erdogan. Deux cents membres des forces de sécurité ont également perdu la vie. Et chaque jour, le bilan s`alourdit.

Mardi, si les portes de la ville de Silopi sont bel et bien ouvertes, les routes y conduisant, elles, sont toujours closes. Malgré l`annonce officielle faite par le Premier ministre turc en personne, Ahmed Davutoglu, l`axe principal vers Silopi, qui longe la frontière syrienne, est barré par la gendarmerie. Quatre heures de route plus tard, à travers la vallée du Tigre, même refus à l`entrée nord de la ville.

Il faut patienter. Les militaires font entrer les visiteurs au compte-gouttes et il faut montrer patte blanche. Par les vitres de leur voiture, les habitants observent, impuissants, de l`autre côté du fleuve, la ville voisine de Cizre, elle aussi sous couvre-feu depuis plus d`un mois. Ankara a déployé pas moins de 10 000 membres des forces de sécurité au cours des opérations dans les deux municipalités de la province de Sirnak, bastion du PKK. Au loin, les tirs des chars et les rafales de mitraillettes sont quasi ininterrompus.
Nettoyage

Trois nouveaux contrôles de police plus tard, Silopi apparaît enfin. Sur le bas-côté de la route, des kilomètres de camions de livraison attendent de pouvoir traverser la frontière avec l`Irak, après un mois de chômage technique, à cause du couvre-feu. Dans l`autre sens, l`armée turque, elle, plie bagage et quitte Silopi. L`ambiance reste électrique. Partout de lourds véhicules blindés patrouillent dans des rues inhabituellement silencieuses.

Même si le couvre-feu n`est que partiellement levé, la vie reprend doucement son cours : le supermarché de l`avenue principale a relevé ses rideaux, et de part et d`autre de la route, des vendeurs de fruits et légumes hèlent des habitants épuisés par un mois de disette et forcés de rester cloîtrés chez eux. Les vitriers, eux, ne chôment pas et remplacent à la chaîne les devantures des échoppes.

De prime abord, les rues semblent calmes. « C`est normal, ces cinq derniers jours, il n`y avait plus de combats et les autorités en ont profité pour nettoyer les rues et ramasser les douilles de balles », explique un habitant. Et les fortifications des combattants des YPS, retranchés dans quelques quartiers de Silopi, n`y ont pas échappé, rappelait le Premier ministre turc : « Toutes les tranchées ont été bouchées et toutes les barricades ont été démontées. » Après ce succès militaire (136 militants kurdes ont été éliminés, selon Ankara), il faut vite faire place nette et relancer l`activité.

« Pire qu`à Kobané »

C`est en s`enfonçant dans les ruelles de la ville que la violence des combats se matérialise. « Allez par là, c`est pire qu`à Kobané », prévient Tahir, un jeune du quartier de Zap (particulièrement touché), en indiquant un chemin boueux. Partout des impacts de balles et d`armes lourdes ont lacéré les murs. Les poteaux électriques sont renversés, de nombreuses maisons sont éventrées et les voies pavées ne sont plus qu`un lointain souvenir. Pris au piège dans des combats, vingt-sept civils ont été tués à Silopi, selon le parti pro-kurde du HDP. Près d`une centaine en l`espace d`un mois, durant les couvre-feux imposés à travers tout le sud-est de la Turquie.

Un peu hagard, un couple d`habitants regarde ce qui reste de la maison familiale : deux étages partiellement calcinés et toute une vie à reconstruire. Dans la cour, une télévision locale tourne quelques plans. « Les forces spéciales ont tué une trentaine de mes chèvres », déplore une femme en montrant du menton les dépouilles d`une dizaine d`animaux en putréfaction. Et de pointer ensuite la colline voisine d`où les chars turcs auraient ouvert le feu.

Bataille de mots

Cette famille avait fait le choix de partir au début des opérations, comme un tiers de la population de Silopi. Pour ceux qui sont restés commençait alors un mois de privations. « On n`avait presque rien à manger, on a dû se contenter d`un peu de pâtes et de fromage. On n`avait même pas d`électricité ou d`eau. J`ai dû boire de l`eau de pluie », explique Tahir, en marchant vers les décombres de sa maison.

Par petits groupes, les habitants déambulent dans les rues des quartiers touchés. Sur les murs, combattants kurdes et forces de l`ordre ont aussi livré une bataille de mots. Partout des graffitis ont fleuri, célébrant le PKK et son leader emprisonné Abdullah Öcalan. Les forces spéciales ont répliqué, peignant un peu partout des croissants de lune, à la gloire de la Turquie, et adressant directement des messages cinglants aux rebelles : « Si vous saviez que vous alliez avoir peur, il ne fallait pas jouer ! »

Très vite, la nuit tombe sur Silopi, au sortir de son premier jour de relative liberté. Les rues de la ville sont totalement plongées dans le noir, l`électricité n`ayant pas été rétablie. Tout le monde se terre chez soi. Des tirs se font entendre, puis une lourde explosion (une mine neutralisée par la police). Après un mois de combats, personne ne semble plus surpris de rien. Le silence finit par s`installer. Seuls les haut-parleurs de la police viennent troubler le silence : « Le couvre-feu temporaire reprendra de 18 heures à 5 heures du matin, et ce, jusqu`à nouvel ordre. »

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