Le patrimoine antique libyen est en danger

  15 Octobre 2015    Lu: 1292
Le patrimoine antique libyen est en danger
Au téléphone, la voix est alarmante. L’interlocuteur, qui préfère garder l’anonymat, l’affirme sans détour : « La situation est très mauvaise. Les gens n’ont rien à faire du patrimoine, ils pensent à leur maison, à leur terre. Daech [acronyme arabe de l’EI] contrôle Sabratha. Il faut faire vite pour préserver l’art libyen. » On n’en saura pas plus. La communication est interrompue. Depuis, aucun des numéros de téléphone libyens des scientifiques et responsables du patrimoine ne répond.
Qu’en est-il des monumentales cités grecques et romaines de la côte libyenne ? Quid de Cyrène, immense cité grecque, dont le temple dédié à Zeus est plus vaste que le Parthénon ? Et de Leptis Magna, « la Rome de l’Afrique », où est né l’empereur Septime Sévère ? Qu’en est-il du théâtre romain de Sabratha, à l’ouest de Tripoli ? Jusque-là, le patrimoine antique libyen demeurait le mieux préservé dans son ampleur de toute la côte méditerranéenne. Le restera-t-il ?

« Il faut sauver les meubles »

Après les destructions par l’Etat islamique (EI) du musée de Mossoul, et des antiques Ninive, Nimroud et Hatra en Irak, puis Palmyre en Syrie, l’inquiétude se porte sur la Libye, en plein chaos, avec deux Parlements et deux gouvernements rivaux – l’un basé à Tripoli, l’autre à Tobrouk, ce dernier reconnu par la communauté internationale.

Si l’EI est implanté au nord-ouest, à Sabratha, à Syrte, au nord, et à Derna, au nord-est, à soixante kilomètres de Cyrène, il n’y aurait pas, pour l’heure, de volonté de saccage pour faire table rase du passé, comme en Irak ou en Syrie. Le plus grand danger vient de l’urbanisation sauvage galopante sur les sites et nécropoles antiques, notamment à Cyrène, et des pillages qui nourrissent le trafic illicite des œuvres d’art, via l’Egypte, Israël, les pays du Golfe. La Jordanie, le Liban et la Turquie seraient des plaques tournantes très efficaces.

Les fameux bustes funéraires d’une grande beauté, les « aprosop » – sans visage – ou « cylindres à coiffure », une spécificité de Cyrène, sont les plus prisés. « Une pièce a été saisie dans le port franc de Gênes, quatre à Paris, une autre à Londres », indique Vincent Michel, directeur de la mission archéologique française pour la Libye antique (Cerla). « Trois mosaïques ont été récemment découvertes à Apollonia, le grand port de Cyrène, il est urgent de les déposer pour les mettre à l’abri, s’alarme l’archéologue. La situation se détériore, il faut sauver les meubles. »

La première « liste rouge d’urgence des biens culturels libyens en péril » sera diffusée, sur Internet, en novembre, par le Conseil international des musées (Icom), pour alerter les douanes, Interpol et le marché de l’art. Dressée par Vincent Michel, elle répertorie les typologies d’objets en danger, afin d’empêcher leur vente – sculptures et reliefs en calcaire, marbre, grès, stuc, bronze, céramiques, monnaies, bijoux, chapiteaux, linteaux, mosaïques… – photos à l’appui.

L’archéologie préventive de sauvegarde est l’urgence
Les missions françaises et italiennes, très actives, ont cessé toute activité. Gianfranco Paci, le directeur des fouilles italiennes en Libye, se dit aussi « très préoccupé par la situation. Il n’y a plus de personnel sur place depuis un an et demi, c’est trop dangereux ». Après la chute, en 2011, du régime de Mouammar Kadhafi, « les Français étaient les premiers à revenir, indique Vincent Michel. Dès avril 2012, on fouillait à Apollonia, le port de Cyrène, à Latroun – aujourd’hui sous contrôle d’Al-Qaida – et Abou Tamsa, puis, en juillet 2012, à Leptis Magna, sur les thermes romains. En octobre 2013, ce fut le dernier voyage ».

Pour le scientifique, l’archéologie préventive de sauvegarde est l’urgence. Il faut restaurer et conserver, notamment les mosaïques très nombreuses laissées à l’abandon. « L’histoire n’était pas enseignée. Kadhafi n’a pas permis à la population de prendre conscience de son patrimoine. Lequel fait partie du paysage local mais pas de la conscience historique. » Un patrimoine demeuré méconnu, aussi, à cause du tourisme absent, par la volonté de Kadhafi, à qui les revenus du pétrole suffisaient.

Ahmed Abdulkariem, directeur des antiquités du gouvernement de l’Est, à Tobrouk, était à Paris, le 2 octobre, avec deux confrères archéologues libyens afin d’obtenir de l’aide et des stages de formation, notamment pour la restauration des artefacts et des mosaïques. Il a précisé au Monde que l’EI, présent à Sabratha et à Derna avec des camps d’entraînement, y rivalisait avec Al-Qaida. « On travaille, dit-il, avec les chefs de tribu pour mettre en place, sur les sites antiques, des “protecteurs” locaux. Il faut sensibiliser la population par une prise de conscience. »

En l’absence d’autorité, « les gens construisent sur les nécropoles, précise le directeur libyen. Ces terrains ancestraux appartiennent à des familles. Sous Kadhafi, celles-ci n’y touchaient pas. Aujourd’hui, elles les revendent pas cher. Les actes de propriété ont brûlé au tribunal d’Apollonia où ils étaient conservés ! Ont été bâtis deux immeubles sur la nécropole hellénistique d’Apollonia – le port de Cyrène – et un hôtel ». Une nécropole d’où ont été exhumés des vases panathénaïques, des trophées fabriqués à Athènes pendant les fêtes, à l’occasion des Jeux dédiés à Athéna et des concours de poésie.

Cyrène, le « rêve de marbre »

A Leptis Magna, édifiée par les Romains, qui avaient fait table rase des vestiges phéniciens, les milices locales se sont organisées pour sécuriser le site de cinquante hectares. Globalement, les principaux musées, murés dès le début de la révolution pour protéger les collections, n’ont pas été dégradés. C’est Cyrène, la grecque, aussi vaste que Leptis Magna, qui est la plus touchée par l’urbanisation et les pillages, avec Apollonia, son port, dont les vestiges colossaux sont en partie sous l’eau. Fondé au VIIe siècle avant notre ère, simple anse aménagée avec ses grèves, le port grandit avec ses quais, sa cale de halage pour des vaisseaux de trente mètres, ses bittes d’amarrage en cuivre et ses rues pavées.

Claude Sintès, directeur du musée départemental Arles antique, qui a réalisé des fouilles sous-marines de 1983 à 2003 à Apollonia, raconte la richesse de la colonie, en contact direct avec le Péloponnèse, qui exporte le blé et le silphium, « l’aspirine » de l’Antiquité, et donne naissance à une cité monumentale. Située à 20 kilomètres à l’intérieur des terres, à 600 mètres d’altitude, sur une plaine fertile en trois gradins, « Cyrène possède les vestiges parmi les plus spectaculaires de la Méditerranée, très bien conservés, ni détruits, ni réutilisés. Les nomades arabes, venant d’Arabie et progressant vers l’Espagne, n’avaient pas besoin de pierres. Cette civilisation pastorale avec des modes d’échanges terrestres n’était pas ouverte sur la mer. Le sable a protégé l’antique cité. Quand on fouille, on retrouve de manière spectaculaire un rêve de marbre », s’emporte Claude Sintès.

Le musée de Cyrène possède une des plus riches collections de statues de la période hellénistique et archaïque, du VIIe au IIe avant J.-C. C’est ce rêve de marbre qu’il faut aujourd’hui protéger.

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