Pour une poignée de yuans
En un clic sur une publicité et 700 yuans (95 euros), Rao Lidong et Li Ling récupèrent des données concernant l`un de leurs collègues. Parmi elles : l`historique des hôtels visités, les vols empruntés, les cybercafés utilisés, ses passages de frontières, les appartements loués, les propriétés détenues et même certains dépôts de cash. Le collègue en question a confirmé que chaque information était véridique. Pour quelques deniers supplémentaires, le service en question propose même de révéler avec qui la personne ainsi traquée est descendue à l`hôtel et de fournir les scans des documents officiels effectués lors de l`arrivée. Fouiller dans la vie d`un ami, d`un fiancé, d`un futur employé semble n`avoir jamais été aussi facile.
Un autre service a été testé par les deux journalistes : la localisation en temps réel de l`utilisateur à partir d`un simple numéro de télèphone et pour 700 yuans également. Encore une fois, les informations obtenues étaient étonnamment précises. En somme, n`importe qui peut aujourd`hui se rêver en Big Brother en Chine.
On pourrait croire que ce genre de services serait difficile à dénicher ou confiné dans des recoins obscurs du Web, mais il n`en est rien : ils effectuent des réclames publicitaires sur certaines plateformes parmi les plus utilisées en Chine telle l`application de messagerie instantanée WeChat (800 millions d`utilisateurs) ou le réseau de microblogging Weibo (300 millions).
D`où viennent les données ?
David Bandurski, chercheur au China Media Project de Hong Kong et spécialiste de l`Internet chinois, a relayé et traduit l`enquête menée par les journalistes. Il y souligne qu`au vu des données collectées telles que voyages en avion ou les passages de frontières effectués, il est fort probable que les personnes qui offrent ces services recueillent directement ces informations à partir des bases de données du gouvernement ou de la police nationale. Ce qui laisse deux hypothèses tout aussi peu rassurantes l`une que l`autre, selon lui : soit des hackers ont accès à ces bases de données sensibles, soit les autorités, elles-mêmes, ou tout du moins des fonctionnaires y ayant accès, les exploitent à des fins mercantiles.
Comme le souligne CBS, l`écosystème de l`Internet chinois est conçu autour de la collecte de données et d`une surveillance généralisée. "On peut aller encore plus loin", explique Ronald Deibert, du Citizen Lab de Toronto, un institut surveillant la liberté sur Internet. "Les médias sociaux et toute l`infrastructure numérique de Chine est bâtie pour appuyer le régime."
Son équipe a décortiqué les processus utilisés par les applications les plus populaires en Chine tel que Wechat. Ils ont mis au jour les méthodes utilisées par le régime pour censurer les contenus. Pour le chercheur, les autorités chinoises ont "à leur disposition des données complètes sur ce que fait chaque individu à son micro-niveau et à une étendue jamais vue jusqu`ici". Dans la plupart des cas, ce sont les géants du Web chinois eux-mêmes qui traquent leurs utilisateurs. Et aujourd`hui, ces données se retrouvent aujourd`hui dans la nature.
Un aperçu du futur promis par le big data ?
Pour le chercheur canadien, cette collecte systématique des données pose problème : "C`est le contrepied total de la philosophie de minimisation des données [de mise dans la plupart des États soucieux de protéger la vie privée], collecter uniquement ce dont on a besoin et ne les garder que le temps requis pour une opération spécifique avant de les effacer." Une logique qui permet, en les limitant, de minimiser les risques de surveillance via ces données.
Certes, en Chine, la loi et la Constitution sont censées protéger la vie privée des citoyens. Pourtant, dans les faits, c`est loin d`être le cas. Lorsque les journalistes ont alerté les autorités sur leurs découvertes, la police a refusé de commenter.
Certains médias tels que le Washington Post font le lien entre ces révélations et un projet du gouvernement chinois : exploiter l`ensemble des données collectées sur Internet pour attribuer à chacun des citoyens une note ou un crédit. À la manière des applications de Blablacar ou d`AirBNB, cette note permettrait d`évaluer si le citoyen est une bonne personne – selon le gouvernement– en s`appuyant sur son historique d`amendes, d`infractions ou de commentaires et de photos émises sur les réseaux sociaux. Selon The Independent, ce système s`accompagnerait de petites récompenses pour les bons élèves tels que des allégements de procédures administratives voire des punitions pour les mauvais élèves du système, comme un ralentissement de la connexion Internet.
Tags: