Turquie: pourquoi les Kurdes sont-ils ciblés aussi bien par Erdogan que par Daech?

  14 Octobre 2015    Lu: 656
Turquie: pourquoi les Kurdes sont-ils ciblés aussi bien par Erdogan que par Daech?
L`attentat qui a fait une centaine de morts samedi à Ankara est attribué à l`EI, mais une large partie de l`opinion en Turquie accuse Erdogan d`en porter la responsabilité morale. Et les Kurdes ne sont pas au coeur du drame turc sans raison.

Les Kurdes sont au coeur du drame qui se joue aujourd`hui en Turquie. Une large proportion des participants au rassemblement en faveur de la paix au Kurdistan, visé par l`attentat qui a fait une centaine de morts, samedi, à Ankara (128 selon l`opposition) sont des Kurdes.

Si, comme le laisse à penser le mode opératoire de ces attaques (double explosion, comme à Diyarbakir en juin, probable attaque kamikaze, comme à Suruç en juillet), l`EI est derrière le double attentat d` Ankara, plusieurs raisons motivent cette attaque.

L`organisation Etat islamique n`est pas hostile aux Kurdes (15 à 20% de la population turque) en tant que tels. "Pour l`EI, le peuple kurde, en majorité sunnite, a vocation à vivre à l`ombre du Califat proclamé par l`organisation, explique à L`Express Romain Caillet, spécialiste de la mouvance djihadiste. Le groupe, qui compte un certain nombre de Kurdes dans ses rangs, a diffusé des vidéos avec des chants en langue kurde appelant au djihad". A la veille de la bataille de Kobané, il appelait les "frères kurdes" à soutenir son combat. "Le Kurde Saladin, héros des musulmans pour avoir chassé les croisés de Jérusalem au 12e siècle, est une figure respectée des djihadistes", ajoute le chercheur. L`EI a une prétention universaliste et n`est donc pas opposé à une ethnie en tant que telle."

Le groupe djihadiste s`en prend régulièrement en revanche aux "apostats du PKK" (parti des Travailleurs du Kurdistan) et à leur branche syrienne, le PYD, ou aux "apostats pershmergas" (les combattants kurdes d`Irak), ceux qui ont `trahi la cause de l`islam` en tant que marxistes et en tant qu`athées.

Comme lors de l`attentat de Suruç, que l`EI n`a pas revendiqué, "peut-être pour éviter de forcer Erdogan à les bombarder", selon Romain Caillet, cet attentat a ciblé une manifestation de la gauche; "il ne frappe pas la clientèle potentielle de Daech, celle des Turcs sunnites conservateurs" constate le chercheur.

Tout en punissant les "apostats", l`EI en profiterait pour faire payer à l`Etat turc son revirement: après avoir été une passoire pour les djihadistes et leurs armes, la frontière turque a été refermée sous la pression de ses alliés occidentaux. Daech, qui se pose en défenseur de l`héritage ottoman, juge qu`Erdogan s`est laissé manipuler par l`Otan.

Daech sait faire preuve de pragmatisme, puisque qu`avant de s`attaquer aux Kurdes à Kobané, "il avait instauré une collaboration tacite (désormais révolue) avec le PYD en établissant un point de frontière entre les territoires tenus par chacun des deux rivaux, souligne de son côté Matthieu Rey qui enseigne l`histoire du monde arabe au Collège de France".

Quelques heures après le drame, le président Recep Tayyip Erdogan a qualifié l`attentat d`"attaque haineuse contre notre unité". Mais presque au même moment, le vice-Premier ministre Yalçin Akdogan, et une partie de la presse pro-Erdogan insinuaient que le PKK pouvait être responsable de l`attaque pour en offrir le bénéfice politique au parti HDP, à l`occasion des législatives anticipées du 1er novembre.

Le dirigeant du parti pro-kurde HDP, Selahattin Demirtas a, de son côté, accusé le gouvernement de porter la responsabilité morale de cette attaque. L`Etat turc a mené une politique des plus ambigues vis-à-vis des groupes djihadistes. Il a notoirement laissé transiter les djihadistes de l`EI en direction de la Syrie, et s`installer sur le sol turc des cellules dormantes de l`organisation. Il a, en revanche, fermé les frontières aux volontaires kurdes désireux d`aller porter assistance au PYD lors de la bataille de Kobané, à l`automne dernier.

Comment est-il possible, s`interroge l`opposition, qu`aucune mesure de sécurité sérieuse n`ait été prise pour ce rassemblement en plein coeur d`Ankara, alors que le HDP et ses sympathisants ont déjà été victimes de deux attentats (celui de Diyarbakir, 4 morts, en juin et celui de Suruç en juillet, 33 morts)? Sans compter les multiples attaques perpétrées par des militants nationalistes contre les bureaux du HDP tout au long de l`été et le harcèlement permanent de ses militants.

"Erdogan est responsable du climat antikurde. Il espère ainsi augmenter les violences du PKK afin de récupérer à son profit les voix des ultranationalistes antikurdes", dénonce le politologue Samim Akgönül. De fait, la synthèse entre islamistes de l`AKP et nationalistes est de plus en plus visible. Plusieurs membres de l`AKP ont figuré parmi les assaillants des locaux du HDP. Et la veille de l`attentat, vendredi, le parrain de la mafia Sedat Peker, par le passé proche du parti d`extrême droite MHP, a tenu un meeting en soutien à Erdogan à Rize, ville où le président a passé son enfance. " Nous allons utiliser notre droit à la légitime défense, le sang va couler à flots" a-t-il promis. Contrairement au rassemblement d`Ankara, celui de Rize a été minutieusement protégé, rapporte la correspondante du Monde en Turquie: "chaque manifestant était soigneusement fouillé". De quoi alimenter les craintes de l`opposition quant à une collusion nouvelle entre l`AKP et l`"Etat profond", cette alliance d`intérêts entre services de sécurité, ultranationalistes et mafieux, opposés à l`octroi de davantage de droits aux Kurdes.

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