Le journal «l’Opinion» publie un article sur le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan
En vingt ans de négociations, l’OSCE (groupe de Minsk comprenant la Russie, les Etats-Unis et la France) est parvenue à présenter aux protagonistes les contours d’un compromis appelé « les principes de Madrid ». Ils s’articulent autour de trois principes clés – non-recours à la force, intégrité territoriale et autodétermination – ainsi que de six autres points, parmi lesquels l’évacuation par les Arméniens des territoires azerbaïdjanais autour du Haut-Karabakh et la définition d’un statut de cette entité fixé par référendum. Mais sans résultat pour l’instant.
« Nous sommes favorables à un règlement pacifique de la situation, mais nous sommes prêts à… » Pour Mustegim Mammadov, gouverneur de Tartar, l’un des districts les plus proches de la ligne de contact avec l’armée arménienne, l’expression « faire la guerre » ne fait plus peur. Les opérations militaires du 2 au 5 avril en ont été la plus parfaite illustration. Une trop forte concentration de matériels et des mouvements de troupes suspects dans les zones tenues par l’Arménie ont amené l’état-major azéri à faire la démonstration de sa puissance. « Nous avons pu récupérer quelque 2 000 hectares des territoires occupés par les Arméniens, dont deux collines au nord et au sud grâce auxquelles nous sommes désormais en mesure de sécuriser des villages jusque-là sous menace permanente des tireurs ennemis », explique Kerim Veliyev, le vice-ministre de la Défense, devant une carte résumant les combats du printemps.
Il suffit de se rendre dans les faubourgs de Tartar, ville principale du district du même nom, pour mesurer la tension existante. A moins d’une dizaine de kilomètres du centre où règne une activité normale de bourgade de province avec son marché et ses commerces, l’atmosphère est toute différente. En dehors des stigmates toujours visibles du conflit de 1988-1993, on aperçoit des toits récemment éventrés et, à mesure que l’on s’approche de la ligne de contact, des bâtiments en ruines transformés en postes d’observation ou en abris pour des camions militaires. « A 100 mètres de là, vous pouvez voir les snipers arméniens », lance le colonel Valeh Rajabov en désignant une paire de jumelles.
A partir de ce qui est devenu un des points les plus rapprochés des forces ennemies, il est possible d’observer les tireurs qui font régulièrement usage de leurs armes contre les positions tenues par les militaires azéris, mais aussi contre la population civile. Dans le village attenant constitué de quelques maisons brinquebalantes au milieu desquelles des poules cherchent leur nourriture, les habitants témoignent de cette pression permanente.
Guerre fratricide. Aliyev Papur, 84 ans, un des anciens accompagné de son cadet de deux ans, Novruz Ehedoghlu, raconte la mort récente d’une jeune fille de 16 ans fauchée par un tir arménien. Malgré le danger, quelques familles ont choisi de demeurer sur place dans des conditions d’existence pour le moins spartiates comparées à celles dans le centre de Tartar. « Nous sommes chez nous et rien ne nous en fera partir. Nous attendons que les Arméniens nous rendent nos terres », affirme l’un des deux vieux en tournant son regard vers les montagnes au loin qui constituent le Haut-Karabagh.
En plus de cette région au cœur du conflit entre les deux anciennes républiques soviétiques, ils évoquent les sept districts occupés par l’Arménie à l’issue de la guerre fratricide du début des années 1990. Pour eux, comme pour l’ensemble de la population azérie, c’est la condition sine qua non à un début de règlement de ce « conflit gelé ».
L’expression en vogue au niveau de la communauté internationale ne plaît pas aux autorités de l’Azerbaïdjan qui ne cachent plus leur impatience. Le gouverneur de Tartar, région agricole, n’est pas le seul à manifester ce sentiment. « L’agriculture a perdu 80 % de ses capacités », assure-t-il, expliquant que la production de coton ne dépasse guère plus la tonne contre 40 précédemment tandis que son district ne peut plus compter que sur 30 tonnes de céréales, contre les 300 tonnes produites par le passé. « Les Arméniens nous privent d’eau », accuse-t-il. Et même si l’Etat subventionne la création de puits, cela ne suffit pas à compenser la pénurie.
De quoi entretenir le ressentiment à l’égard de l’Arménie dans cette région qui abrite aussi de nombreuses personnes déplacées après la guerre des années 1990. À Tartar, beaucoup d’entre elles se sont reconverties en chauffeur de taxi. Au volant de leurs vieilles Lada rafistolées et héritées de l’époque soviétique, ces réfugiés assurent une partie des transports publics entre la ville et les villages alentour. Au total, un million d’Azéris ont été déplacés, trouvant refuge dans des milliers de camps qui se sont transformés au fil des années en petites cités, à l’instar de Masazir dans la banlieue de Bakou, la capitale.
Ici ce sont des habitants du district de Zangilan occupé par l’Arménie qui ont élu domicile dans ce qui ressemble à une ville dans la ville. Des bâtiments d’habitation, des écoles, un centre administratif et même un musée permettent à la population d’entretenir la nostalgie de leur terre natale. « Jusqu’au début des années 2000, leur situation n’était pas facile », reconnaît Fuad Huseynov, vice-ministre en charge des réfugiés et des personnes déplacées. « Les revenus du pétrole ont changé la donne. L’Etat a pu consacrer 6 milliards de dollars à l’amélioration de leurs conditions de vie. » A Masazir, par exemple, quelque 700 familles ont ainsi pu bénéficier de nouveaux logements mis à leur disposition gratuitement après avoir vécu jusqu’en 2013 dans des dortoirs universitaires. L’ensemble des réfugiés dispose d’un traitement de faveur. Outre la gratuité des appartements, ils ne paient aucune charge et ont accès à l’ensemble des services publics sans avoir à débourser un manat, la monnaie locale.
Souvenir permanent. Cette solidarité nationale que les représentants du pouvoir ne cessent de louer coûte chaque année 600 millions de dollars, dont 300 millions sont consacrés à la construction de logements. Elle a aussi pour vocation d’entretenir le désir du retour chez ces réfugiés qui vivent dans le souvenir permanent. A l’entrée de l’école maternelle, les portraits des héros de la guerre accueillent tous les jours les élèves qui apprennent les chants et légendes de leur pays natal tandis que le collège abrite un musée composé de bric et de broc sous le regard protecteur du président Ilham Aliyev et de son père Heydar auquel il a succédé en 2003. L’omniprésence du chef de l’Etat souligne à quel point l’expression du désir de retrouver les terres perdues est orchestrée par le pouvoir et son degré d’urgence répond à un agenda politique.
Dans un contexte économique beaucoup moins favorable qu’au cours des dernières années, l’Azerbaïdjan souffre d’avoir tardé à diversifier son économie fondée essentiellement sur le pétrole. L’effondrement des cours de l’or noir a notamment conduit la Banque centrale d’Azerbaïdjan à procéder à deux dévaluations en 2015 afin d’éviter une aggravation de la situation, comme le rappelle le FMI dans un rapport publié début septembre. Au moment où le pays célèbre, ce 18 octobre, les 25 ans de son indépendance, le patriotisme constitue un excellent moyen de favoriser l’adhésion de la population derrière le pouvoir. C’est la raison pour laquelle tous les responsables du pays expliquent que le statu quo en vigueur depuis mai 1994 n’est aujourd’hui plus tenable dans la mesure où aucune avancée n’a été enregistrée au niveau diplomatique.
Au ministère des Affaires étrangères, l’agacement devant l’absence de progrès est manifeste. On ne croit plus au processus de paix de l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe (OSCE) et on se plaint à l’envi de la non-application des résolutions des Nations unies auxquelles le gouvernement azéri réclame la présence de casques bleus en cas de déblocage de la situation. Tout en rappelant qu’ils privilégient un règlement pacifique du différend, les autorités donnent l’impression d’être arrivées à un point où elles pourraient choisir la voie des armes pour récupérer leurs territoires. Le succès engrangé en avril par l’armée est venu confirmer la supériorité technologique de l’Azerbaïdjan dont les dépenses militaires n’ont cessé d’augmenter au cours de la dernière décennie. En 2014, elles représentaient sept fois celles de l’Arménie, à 3,2 milliards de dollars. Seul le puissant voisin russe semble aujourd’hui en mesure d’empêcher le pire. Mais pour combien de temps ?