« Celui qui ne regrette pas l`URSS n`a pas de cœur, et celui qui veut la reconstituer n`a pas de tête », a déclaré un jour Vladimir Poutine.
Depuis l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, la Russie cherche à préserver sa zone d’influence par la diplomatie, si possible, voire par la pression militaire. Entre ses ambitions mondiales, la tutelle qu’elle cherche à exercer sur ses voisins, et son statut toujours actuelle de puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU la Russie demeure une puissance majeure avec laquelle il faut compter, comme les Occidentaux, qui avaient eu tendance à la sous-estimer, ont fini par s’en rendre compte.
L’intérêt pour la géopolitique en Russie post-soviétique est croissant
Tout au long de la période soviétique, elle était taxée de fausse science et interdite. La situation commence à évoluer lentement au cours des années 1980 avec la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev, la « géographie politique » se voyant reconnaître un statut de discipline universitaire à part entière . Pendant les années 1990 de nouvelles chaires et des instituts de géopolitique sont créés ; des cours de géopolitique sont dispensés à l’université; des manuels et ouvrages spécialisés voient le jour. La popularité de la géopolitique ne se limite pas au monde universitaire. L’appareil militaire lui accorde une place importante et l’a même introduite dans les programmes officiels. La géopolitique – concepts et discours – est maintenant partie intégrante du débat public. Un « Centre d’expertise géopolitique » du Conseil consultatif sur les problèmes de sécurité près la Douma a même été mis en place. Le discours politique serait aujourd’hui tout simplement impensable sans cette dimension.
La popularité dont jouit la géopolitique dans la Russie postsoviétique s’explique. La chute de l’URSS s’est accompagnée d’une crise de l’identité nationale russe. La Russie, en tant qu’héritière de l’Union soviétique, perdait un quart de la population et du territoire de cette dernière, tout comme son statut de superpuissance ; il lui fallait absolument reformuler son rôle dans un monde en mutation.
Occidentalistes
Il se fonde sur deux principes : faire des concessions à l’Occident en échange d’une aide économique et adapter les institutions sociales et politiques de la Russie aux standards de l’Ouest. Pour les occidentalistes, la place de la Russie est en Europe, la culture russe constituant une partie essentielle de la « civilisation judéo-chrétienne.
Une tradition géopolitique qui a marqué la politique étrangère russe en ce qui concerne la coopération avec l’OTAN et l’Union européenne (doctrine Kozyrev). La Russie renonçait ainsi à ses intérêts propres, ceux-ci étant identifiés aux intérêts géopolitiques et stratégiques de l’Occident. Les stratégies dans les territoires de l’ex-URSS étaient considérées comme peu souhaitables ; la loyauté de certaines ex-Républiques allait coûter trop cher en termes de relations avec l’Occident . Mais aux législatives de décembre 2003, les deux partis libéraux, Iabloko et SPS, allaient recueillir à eux deux seulement 8 % des suffrages.
Néo-impérialistes
Néo-eurasisme
Le néo-eurasisme est l’héritier des doctrines formulées par les Russes antibolcheviks des années 1920 et 1930, que l’émigration d’Europe occidentale éleva au rang de « nouveau nationalisme russe. Les néo-eurasistes mobilisent également les théories de Halford John Mackinder. Leader de ce courant, Alexandre [Aleksandr] Dugin, sans aucun doute le géopoliticien russe « le plus connu et le plus prolifique . Ses nombreux ouvrages et essais ont grandement contribué à populariser la geopolitika et l’eurasisme. Ses Fondements de la géopolitique ont été adoptés en tant que texte fondamental par les académies militaires
. Outre ses activités en tant que publiciste, Dugin joue également un rôle politique. Il travaille depuis de nombreuses années en tant que consultant politique pour des membres conservateurs du Parlement russe et lance en 2001 le « mouvement », puis l’année suivante le parti Evrazija dont la dimension est désormais nationale. Le courant aurait retenu l’attention de Vladimir Poutine en personne.
Les néo-eurasistes posent dans l’absolu une opposition entre la terre et la mer, la Russie et l’Occident. Selon Dugin, l’hostilité de l’Occident vis-à-vis de la Russie prendrait sa source non pas dans de quelconques idéologies, mais « dans la contradiction géopolitique objective entre ces catégories . La conception géophysique de Mackinder est complétée par des « caractéristiques civilisationnelles: s’ancrent dans le principe maritime des sociétés libérales et démocratiques fondées sur le commerce, alors que la civilisation continentale est d’ordre « non mercantile, autoritaire, hiérarchique et antidémocratique
Par sa position géostratégiquement centrale, la Russie aurait toujours été le centre nerveux et dynamique de l’histoire mondiale. Il existe une exception russe que l’État doit prendre en compte s’il veut défendre les véritables intérêts nationaux de la Russie, éviter au pays l’humiliation sur la scène internationale et sauvegarder son potentiel en tant que grande puissance. La Russie serait le seul pays eurasiatique à pouvoir agir « de façon parfaitement légitime » au nom du continent tout entier. Dugin va même jusqu’à présenter la Russie en tant que « tremplin » géographique pour le contrôle du monde.
Néocommunisme
Le néo-eurasisme est partie intégrante de la doctrine du parti communiste ; son leader Guennadi Ziouganov est l’un de ses disciples les plus zélés. Alors qu’en matière de politique sociale le Parti communiste de la Fédération de Russie (PCRF) plaide pour une redistribution par l’État dans la stricte continuité du marxisme-léninisme, en politique étrangère il se fait le champion du natio-nal-patriotisme : consolidation du pouvoir de l’État et préservation de l’intégrité territoriale . Le manifeste de Ziouganov Géographie de la Victoire. Les fondements de la géopolitique russe de 1998 analyse « l’élargissement de l’OTAN comme une continuation directe du projet originel de Mackinder : la remise en cause de l’existence même de l’État russe . Pour l’Occident, zone de prospérité commerciale, la Russie représente une menace pour la direction de l’Alliance atlantique, fidèle aux conceptions du géopoliticien britannique, cherche établir un contrôle sur l’Europe orientale puis sur la Russie, donc à terme sur le monde entier .
Mais Ziouganov dénonce ensuite les aspirations impérialistes et les « mirages idéologiques de l’ancien État soviétique qui dispersait ses forces sur la planète mais fut incapable de maîtriser des processus politiques qui se déroulaient juste sous le nez de ses dirigeants . Il prend position contre l’expansionnisme d’un Dugin ; ce qui est indispensable, c’est de se concentrer sur la réintégration du territoire postsoviétique, autrement dit la consolidation de ce dernier en tant qu’axe prioritaire de la politique extérieure russe, et la régénération des ressources spirituelles et matérielles du pays.
Le LDPR et Vladimir Jirinovski
Les idées de Vladimir Jirinovski et du Parti libéral-démocrate de Russie (Liberal’no-Demokrati?eskaja Partija Rossii, LDPR) qu’il dirige se caractérisent également par une rhétorique eurasiste et nationaliste. Ici, les aspirations géopolitiques (statut de grande puissance, hégémonie sur l’espace postsoviétique, emploi de la force dans les relations internationales, etc.) sont un conglomérat d’idées tirées du néomarxisme, de l’isolationnisme « russien » voire de l’expansionnisme radical. Les expansionnistes radicaux voient dans la multipolarité une stratégie visant à la formation d’un vaste empire eurasien et permettant de conclure des alliances avec des pays comme la Libye, l’Irak et l’Iran.
Géopolitique « scientifique »
Ce courant est évidemment plus modéré. Mais il a plus de difficultés à se développer compte tenu d’une absence de tradition. Les universitaires ont mené l’offensive contre Mackinder, comme, par exemple, Kamaludin Gadžiev dans Introduction à la géopolitique, au nom de l’histoire récente et du progrès technique.
Son point de vue est partagé par les géographes politiques ayant contribué au recueil La position géopolitique de la Russie de 2000. Le déterminisme géographique serait en rupture totale avec la réalité du XXIe siècle, et les idées de Dugin, une « impasse » pour la Russie contemporaine menée ainsi vers la stagnation et le déclin. Modèle intéressant et original, celui du néo-isolationniste Vadim Cymburskij, directeur d’études à l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de Russie, qui a beaucoup écrit sur différentes questions de géopolitique au cours des années 1990 et dont le travail se distingue comme un exemple particulièrement riche de l’engagement postsoviétique en la matière.
Ses raisonnements sont ancrés non pas tant par la géographie physique que dans la géographie culturelle, ses travaux révélant l’influence du discours civilisationnel d’un panslaviste comme Nikolaï Danilevski par exemple. La Russie est ainsi identifiée en tant que « civilisation autosuffisante et autonome », aussi distincte de la civilisation « romano-germanique » de l’Europe que des différentes civilisations de l’Asie. C’est la représentation « insulaire » de la Russie. La Russie, si elle veut se développer, doit prendre en compte cette situation géographique et géopolitique, la meilleure voie pour y parvenir passant par un plan d’activité ambitieux en Sibérie.
L’étatisme démocratique
L’orientation qui domine en Russie, c’est « l’étatisme démocratique », ou « eurasisme officiel », soit, pour aller vite, le « nationalisme russe ». Elle se fonde sur une vieille tradition de centralisation autoritaire, d’État coercitif et d’expansion impériale , combinée à une rhétorique démocratisante à l’occidentale. La Russie est donc une puissance eurasienne, « une civilisation distincte, différente de l’Occident dans ses valeurs culturelles, ses préoccupations de sécurité géopolitique et ses intérêts /Voir G. Smith, « The Masks of Proteus : Russia, Geopolitical... », qui admet toutefois un partage avec ce dernier au nom du pragmatisme et du réalisme, sans qu’il s’agisse pour autant d’un alignement aveugle.
En politique économique les étatistes sont, tout comme les occidentalistes, orientés vers l’Ouest; ils appellent à une réduction rapide du fossé entre Russie et pays riches .
Comme les néo-eurasistes, ils aspirent à faire de la Russie une « superpuissance » située à la fois en Europe et en Asie. Ils sont convaincus que la puissance hégémonique des États-Unis déstabilise l’ordre mondial ; d’où le soutien de la Russie à l’alternative des « pôles de puissance ». Cette vision du monde, déjà formulée sous le président Eltsine, a été confirmée par le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie adopté en juillet 2000 quelques mois après l’accession de Poutine au pouvoir.
C’est la « multi-orientation » caractérisant la politique étrangère de Poutine : orientation pro-occidentale, priorité aux intérêts économiques en matière de politique étrangère et normalisation des relations entre Moscou et ses voisins, en particulier avec les anciens alliés de l’URSS. Selon le rapport de la Fondation de l’opinion publique (FOM ) du 8 novembre 2003
En somme, la crise de l’identité nationale russe n’est pas encore achevée ; tout dépend de la clarification du rôle du pays en tant qu’héritier de la tradition soviétique de superpuissance géopolitique, mais aussi de puissance hégémonique dans le paysage eurasien. L’étatisme démocratique de Poutine, qui s’est imposé pendant sept années, a réussi à incorporer pour partie les représentations géopolitiques eurasiennes traditionnelles, mais en même temps à effectuer une réorientation en direction des occidentalistes .
par Said Musayev