The Times of Israel: À la découverte d’une ville entièrement juive en Azerbaïdjan
KRASNAYA SLOBODA, Azerbaïdjan — « Pas bien » dit en hébreu Rabbi Yona Yaakobi, exprimant ainsi son dégoût en pointant du doigt une tombe sur laquelle se trouve la statue d’un homme mort en 1988.
Sculptée dans du marbre blanc, la statue proche de la taille réelle du défunt le présente regardant droit devant, une canne à la main, entouré de deux pots de fleurs artificielles. Juste en dessous, sur une pierre tombale noire, le nom de l’homme est inscrit, ainsi que sa date de naissance et le jour de sa mort en hébreu. Mais en dessous, la même chose est inscrite, et de façon bien plus visible, en russe.
« Tout cela est influencé par les Musulmans qui en ont hérité des Russes », continue Yaakobi.
Bien que cette tombe en particulier fasse partie des plus ostentatoires des trois cimetières de Krasnaya Sloboda, une ville entièrement juive de la région montagneuse d’Azerbaïdjan, elle est entourée par des centaines d’autres qui montrent des photos des défunts dans différentes postures, confinant parfois à l’absurde.
« Je connaissais tous ces gens personnellement. Je connais l’histoire de chacun d’entre eux, » se lamente Yaakobi alors qu’il passe devant une large pierre tombale montrant un homme d’âge moyen dans un costume d’entrepreneur incliné dans une chaise en forme de trône. « Cet homme par exemple, il est allé pêcher un jour, et lorsqu’il a lancé sa ligne, elle a touché des fils électriques, il a été électrocuté et il est mort ».
La tombe d’un résident de Krasnaya Sloboda, le 24 mai 2016. Du fait d’influences musulmanes et russes, une statue a été construites, bien que beaucoup de rabbins l’interdisent
Le rabbin Yaakobi est arrivé à Krasnaya Sloboda (qui signifie « ville rouge » en russe) depuis la ville du centre d’Israël de Kfar Saba en tant qu’émissaire Habad il y a près de 10 ans. Depuis lors, il a travaillé sans répit à ramener la communauté dans le giron du judaïsme orthodoxe après des siècles de quasi total isolement des autres communautés juives – et également des décennies de politique soviétique anti-religieuse.
La ville elle-même a été fondée pour être un refuge pour les Juifs en 1742 par Fatah Ali Khan, l’émir musulman de la ville de Quba, située dans la zone relativement plate au sud de ce qui est la frontière actuelle avec le Daguestan russe.
Alors que la région accidentée et éloignée au nord a servi de refuge pour les Juifs pendant des siècles, une période de troubles au début du 18e siècle a vu les Sunnites locaux se retourner contre leurs compatriotes juifs et les pousser à fuir.
Des Juifs des montagnes de Krasnaya Sloboda célébrant des fiançailles, dans les années 1910
« A ce moment-là, il y avait beaucoup de persécutions contre les ‘Juifs des montagnes’ et une des villes juives a été brûlée », explique Dr. Alexander Murinson, un membre de la faculté de l’Université internationale de Bahçeşehir, expert du sujet concernant les communautés juives des montagnes.
« Fatah Ali Khan a invité les Juifs qui vivaient dans cette ville, et qui étaient relativement riches, à s’installer de l’autre côté de la rivière face à Quba, et les a assurés de sa protection ».
D’après Yaakobi, avant que les Soviétiques n’arrivent en 1920, la ville hébergeait des savants, des érudits, et des gens qui accomplissaient des miracles, mais tout cela a changé lorsque la zone a été annexée pour faire partie de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan.
« Lorsque les Soviétiques sont venus, ils ont envoyé tous les rabbins au goulag », affirme Yaakobi, « Mais il y a toujours eu au moins une synagogue en activité ici. Même si ses volets étaient fermés, les gens continuaient de prier ici en secret. Après un certain temps, cependant, les gens ici ont perdu leur connaissance de la Torah et de la loi juive ».
Un melamed enseigne la Torah aux enfants, dans la ville juive d’Azerbaïdjan de Krasnaya Sloboda en 1919
L’universitaire Murinson présente une vision légèrement différente, il souligne le fait que des observateurs extérieurs ont remarqué un manque de connaissances juives chez la population locale bien plus tôt.
« L’histoire des Soviétiques qui seraient responsables du déclin de l’apprentissage juif dans la ville est une histoire classique à la « c’était le bon temps », « l’âge d’or », dit Murinson. Dès le 19e siècle, le niveau de connaissance en Torah était très bas et ceci est un fait. Cela a été attesté par les rabbins de la terre d’Israël et d’Europe de l’est qui sont venus ici à l’époque.
Quelle que soit la raison, lorsque le temps de la chute de l’Union soviétique est arrivé, le judaïsme à Krasnaya Sloboda était en mauvais état – la connaissance de la Torah et de la loi juive était proche de zéro, et nombreux étaient ceux dans la jeune génération qui n’étaient tout simplement pas intéressés par la religion.
Le rabbin Yona Yaakobi de Kfar Saba, en Israël, envoyé du Chabad à Krasnaya Sloboda depuis près de 10 ans. Photo prise le 24 mai 2016
Tout cela a changé avec l’arrivée de groupes de sensibilisation juifs orthodoxes dans la région dans les années 1990. Bien que Habad n’ait pas été la première organisation à arriver dans la région, ils ont joué, et Yaakobi en particulier, un rôle crucial pour rétablir un intérêt pour la culture juive, l’apprentissage et la pratique, et ont transformé la communauté de Krasnaya Sloboda durant ce processus.
Une telle transformation s’est avérée particulièrement vitale au moment où, dans un contexte de troubles économiques suivant la chute de l’Union soviétique, nombre d’entre eux furent aspirés dans une spirale de drogue et de criminalité.
« Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, beaucoup de Juifs ont saisi cette opportunité pour devenir vraiment riches », affirme Yaakobi.
« Beaucoup d’entre eux ont gagné des millions à un âge relativement jeune. Ils sont partis de rien pour devenir exceptionnellement riches et beaucoup d’entre eux ont commencé à prendre de la drogue. Lorsque vous recevez soudainement beaucoup d’argent et que vous ne savez pas quoi en faire, vous perdez la tête. Un grand nombre d’entre eux est mort à cause des drogues, la plupart ayant entre 30 et 40 ans. »
L’un des trois cimetières de la ville juive d’Azerbaïdjan de Krasnaya Sloboda. Photo prise le 24 mai 2016
Les trois cimetières perchés sur une colline surplombant Krasnaya Sloboda en témoignent, et sont pleins des tombes de ceux qui sont morts durant cette période et dont les corps ont été ramenés à la ville depuis différents endroits en Russie pour y être enterrés.
« C’était une époque où c’était comme l’Ouest sauvage », explique Murinson. « Il y avait beaucoup de criminalité et beaucoup d’argent gagné de façon criminelle en général. De nombreux Azerbaïdjanais, parmi eux des Juifs, ont été impliqués dans des activités mafieuses en Russie. C’était un peu comme Chicago au temps de la prohibition, et un grand nombre a été tué dans des guerres entre gangs, par l’abus de drogues, ou par le SIDA. »
D’après Murinson, l’arrivée du Habad dans le paysage a transformé les vies de la jeune génération, les faisant revenir à un mode de vie plus conservateur et religieux, et sauvant leur vie au passage.
Les jeunes de Krasnaya Sloboda se sont éloignés des drogues et de la fête qui ont suivi la période post-Soviétique pour suivre une vie plus religieuse, en partie grâce aux efforts du Chabad
Ce changement peut être clairement observé dans la synagogue pleine de vitalité où les jeunes prient de façon enthousiaste trois fois par jour, et dans le beit midrash où près de 30 d’entres eux étudient la Torah.
Plusieurs jeunes hommes ont récemment reçu leurs qualification pour devenir chantres, et d’autres aident à présent Yaakobi à enseigner au beit midrash et à la crèche du coin.
Il reste cependant un problème de taille : les gens quittent Krasnaya Sloboda.
Alors que pendant une période au cours de la moitié du 20e siècle la ville était considérée comme l’une des plus grandes zones d’habitation exclusivement juives en dehors de la terre d’Israël, le nombre d’habitants a depuis décliné. Après un pic estimé à 18 000, Yaakobi estime aujourd’hui qu’on ne trouve qu’environ 1 000 résidents permanents.
Cette photo du 24 mai 2016 montre une rue vide de Krasnaya Sloboda. Pendant l’été, la ville se remplie d’expatriés qui vivent désormais en Russie mais reviennent en visite
« Comme partout dans le monde, il y a des gens qui partent pour d’autres endroits. Les gens partent et la communauté devient graduellement de plus en plus petite. C’est arrivé à Bukhara en Ouzbékistan, où il n’y a même plus de Juifs du tout maintenant. Lentement, ils sont tous partis », explique Yaakobi.
Bien que l’Azerbaïdjan représente une anomalie dans le monde islamique, étant également l’ami des Juifs et d’Israël, le niveau de vie relativement bas et l’économie locale presque inexistante ont un impact sur les résidents qui en conséquence cherchent ailleurs des pâturages plus verdoyants.
Sans économie locale en ville et sans emplois, ceux qui souhaitent rester sont forcés de vivre grâce à l’argent envoyé par leur famille travaillant à l’étranger aux Etats-Unis, en Israël ou en Russie.
« S’il n’y avait pas l’argent venant de l’extérieur, la ville serait déjà morte. Ils le savent, mais ils ne veulent pas y faire face parce que c’est trop douloureux », dit Murinson.
Lorsque l’on parle d’émigration, cependant, malgré le renouveau de la religiosité au sein de la jeune génération, on observe qu’ils ne sont pas intéressés par l’idée de déménager vers l’Etat juif, préférant la Russie. La vision générale à Krasnaya Sloboda est qu’Israël est un lieu où ils seront probablement ruinés, aussi bien culturellement que financièrement, et où leur culture traditionnelle sera affaiblie.
« Lorsque vous demandez aux gens pourquoi ils ne veulent pas aller en Israël, ils vous disent : ‘Vous ne pouvez pas gagner votre vie là-bas. L’éducation n’y est pas bonne. Il n’y a pas de culture’. C’est ce que tout le monde dit ici. Ils ont l’impression qu’Israël va ruiner leurs enfants », affirme Yaakobi.
Un jeune local explique son cheminement rationnel, « En Israël vous pouvez vous amuser, mais nous ne cherchons pas seulement à nous amuser. Nous voulons gagner notre vie, nous voulons aller en Russie ».
La Russie est vue comme le grand pays des opportunités, et non sans raison : s’y installer a réussi à beaucoup d’émigrés de la ville, parmi lesquels nombre d’entre eux sont devenus milliardaires, tels que German Zakharyaev et God Nisanov.
Les deux hommes, qui étaient amis d’enfance, ont déménagé de Krasnaya Sloboda vers Moscou relativement récemment, amassant leur vastes fortunes grâce à différentes opérations entrepreneuriales. Signe de leur succès et de celui de bien d’autres, on peut voir disséminée dans la ville une douzaine de manoirs construits récemment et beaucoup d’autres encore en construction.
Ces magnats en Russie et ailleurs sont également derrière le financement d’une grande partie du renouveau religieux qui se produit dans la ville. A côté de la synagogue et du beit midrash, des fonds étrangers alloués à la construction d’un bain rituel flambant neuf et à un musée sur les Juifs des montagnes qui doit être achevé bientôt.
Le magnat Lev Leviev est également derrière une grande partie du financement de la partie religieuse de Krasnaya Sloboda. Bien qu’étant un Juif boukhariote d’Ouzbékistan et non un Juif des montagnes, Leviev est un des mécènes majeurs des communautés juives mizrahi, et en particulier du Habad.
Le nouveau complexe de mikvés construit à Krasnaya Sloboda, pris en photo le 24 mai 2016
Cette orientation vers la Russie d’une partie des locaux signifie qu’à côté du dialecte local basé sur le perse, le Juhuri qui est parlé par tous les résidents de Krasnaya Sloboda, les parents préfèrent que la deuxième langue de leurs enfants soit le russe, plutôt que l’azéri officiel.
Murinson décrit l’époque soviétique où « le russe était la langue de la haute culture, c’était une langue prestigieuse. Le but pour les gens dans la ville était d’être le plus éduqués possible, ne serait-ce que pour prospérer. Vous devez connaître la langue de la culture impériale. Maintenant tout le monde cherche des opportunités pour faire des affaires en Russie, donc pourquoi s’embêter avec l’azéri officiel local. Pourquoi en auraient-ils besoin ? Nombre d’entre eux ne connaissent l’azéri qu’à un niveau basique ».
Même dans les cimetières de la ville, les pierres tombales portent les inscriptions en hébreu et en russe, et on ne trouve pas d’azéri.
Une photo de la fin du 19e siècle d’une famille de Quba, près de Krasnaya Sloboda en train de célébrer Pessah
Alors qu’un grand nombre de locaux partent vers la Russie, Krasnaya Sloboda a tendance à avoir l’air d’une ville fantôme pendant la plus grande partie de l’année, mais cela change durant les mois d’été lorsque des milliers reviennent, souhaitant être présents l’été pour Tisha BeAv, lorsque la coutume veut que l’on prie sur la tombe de ses ancêtres.
D’après Murinson, la dévotion envers les ancêtres est l’un des principes qui définissent la culture caucasienne, et c’est certainement vrai pour les Juifs des montagnes. Il est également probable que ce soit l’une des raisons qui les poussent à garder un attachement si fort à leur ville d’origine.
Une raison supplémentaire qui les pousse à revenir, au moins en visite, est tout simplement qu’ils le peuvent.
« L’une des raisons pour laquelle ils continuent de revenir et ont une si forte connexion avec cet endroit est parce qu’il y a de bonnes relations entre eux et les Musulmans », explique Yaakobi. « Ils se sentent à la maison ici. C’est toujours facile de revenir vivre ici ».
La ville de Krasnaya Sloboda, que l’on voit à l’arrière plan, est séparée de la ville musulmane de Quba par une petite rivière
« Ce pays est un pays tolérant. 70 % de la population est chiite, et ce ne sont pas des radicaux. Ils sont modernes. C’est aussi un pays très diversifié, avec beaucoup d’origines, donc tout le monde doit trouver un moyen de vivre ensemble en paix. Il y a près de 75 nations différentes vivant ensemble, ici », explique Yaakobi.
Malgré tous ces succès, les vieilles habitudes ont la vie dure à Krasnaya Sloboda et Yaakobi ne semble pas parvenir à empêcher les locaux de mettre des photos de leurs défunts sur les tombes – alors même que la pratique a été interdite par plusieurs rabbins de premiers plans, notamment le Hatam Sofer au 19e siècle.
Bien que ce ne soit pas à l’origine une coutume locale, la pratique russe de présenter les défunts sur les tombes à été embrassée avec enthousiasme par les Juifs des montagnes car elle était en accord avec l’importance traditionnelle de se souvenir de ses ancêtres.
La ville de Krasnaya Sloboda devant le paysage magnifique des montagnes du Caucase
Les photos très russes des morts ne se limitent pas à l’homme de la rue, mais concernent également des rabbins locaux.
Une tombe remarquable dans un des cimetières porte l’image de Rabbi Natan, qui était le rabbin local avant l’arrivée du Habad. Une large photo est gravée sur la tombe noire, Rabbi Natan est présenté de façon réaliste, portant son châle de prière et tenant un livre de prières.
« Ce sont ses enfants qui portent la responsabilité d’avoir mis une photo sur la tombe – ils ne suivent pas les mitzvot (commandements) », a affirmé Yaakobi.
Aux alentours de 1898, photo de Juifs des montagnes se reposant après leur journée de travail
« Je pense que les photos vont rester », a renchéri Murinson. « Au final, Habad ne va pas changer les Juifs des montagnes de façon significative. Oui, on peut éveiller leur sensibilité religieuse, mais on ne peut pas réussir à changer la culture dans son ensemble ».
Malgré tout, Rabbi Yaakobi a insufflé à ce coin osbcure du Caucase un esprit juif renouvelé et a influencé la communauté pour le mieux. Il est presque devenu un local, et est apparemment aimé de tous, montrant même une bonne maîtrise du langage local, le Juhuri.
Même si le futur de la communauté est incertain en raison de l’émigration, Yaakobi reste positif et est prêt à faire ce qui sera nécessaire pour perpétuer le judaïsme dans une région qui, il y a peu, était presque perdue.
En ce qui concerne le futur de Krasnaya Sloboda, Rabbi Yaakobi promet, « Tant qu’il y aura des Juifs ici, je prévois de rester ».