Impressions d’Alexandre Dumas sur son séjour à Bakou

  28 Juin 2016    Lu: 4804
Impressions d’Alexandre Dumas sur son séjour à Bakou

Les Trois mousquetaires, le Comte de Monte-Cristo, la Reine Margot et tant d’autres titres, qui ont enchanté notre enfance, figurent parmi les livres préférés de notre génération.

Lus et relus, aimés aujourd’hui encore, ils ont fait l’objet de nombreuses adaptations au théâtre et au cinéma. Mais leur auteur Alexandre Dumas ne se contentait pas d’écrire, c’était un passionné des voyages. Parvenu en Russie, il descendit jusqu’à Astrakhan, fit le tour du Caucase et alla jusqu’en Azerbaïdjan. Il s’y intéressa aux rites, au mode de vie, aux monuments anciens, à l’art du peuple, dont il fit une description détaillée. Le peintre Moynet, qui l’accompagnait, sut illustrer les moments les plus intéressants de ses pérégrinations. L’écrivain, en admiration devant les beautés qui l’entouraient, atteignit Bakou en 1858.


S’éloignant des sommets de la chaîne du Caucase, des petits villages aperçus en cours de route et qui lui rappelaient sa Bourgogne natale, il vit surgir devant son regard la puissante forteresse médiévale de Bakou. Les portes de ses murailles étaient tellement étroites qu’il fallait dételer les chevaux des troïkas pour les faire passer un par un. Une fois entré par la porte Nord, le voyageur se retrouvait sur une place où l’architecture des maisons accusait la présence des Européens. En plein milieu de la ville se dressaient le superbe palais des khans, une vieille mosquée, un minaret en ruine. L’attention de l’écrivain fut attirée par l’imposante tour de la Vierge, qu’il appelle tour de la Demoiselle, dont la base était autrefois battue par la mer. Son aspect frappa son imagination, et sa légende éveilla son intérêt. Le marché, qui s’étendait des quartiers nord de la ville à ses faubourgs ouest, étala aux yeux du Français la vivacité de ses couleurs, l’éclat de ses fruits et légumes exotiques. Les hôtes étaient accompagnés par le commandant du district, M. Pigoulevsky, en tant que représentant local de l’autorité, mais celui-ci ne put les convier à dîner car se trouvaient chez lui deux femmes qui ne pouvaient se montrer devant un étranger à leur famille sans enfreindre les coutumes locales. Malgré tout, ces femmes tenaient à rencontrer le célèbre écrivain. L’une d’elles avait dans les quarante ans et était mariée au dernier khan du Kharabak Makhtikouli Khan, et la seconde, âgée d’une vingtaine d’années, était sa fille. Étaient également présents des enfants: une fillette de trois ou quatre ans aux immenses yeux noirs et un garçonnet de cinq ou six ans qui gardait la main sur le manche de son poignard. Les deux femmes, belles à ravir, portaient leur superbe costume national; elles vinrent saluer leurs hôtes en leur tendant les mains.


Le père, KhazarOusmiev, était un bel homme de trente-cinq ans, aux traits réguliers, à l’œil vif et intelligent, à la barbe tirant sur le noir acajou; il était vêtu d’une longue tcherkesse noire, avec une ceinture d’un seul galon d’or, comme on n’en fait qu’en Orient, à laquelle pendait un poignard à manche d’ivoire et à fourreau doré. Sa connaissance du français était étonnante. Khazar Khan le parlait comme un Parisien, son niveau de culture, sa pensée déliée, son raisonnement étaient remarquables. Selon Dumas, le khan azerbaïdjanais était vêtu d’une veste de mouton et d’un bonnet de fourrure. Armé lui-même d’un poignard et de pistolets, il était très attiré par les armes et s’intéressa à celles de Dumas. Il entreprit de demander à celui-ci de lui faire parvenir les mêmes de Paris. Avant de se mettre en route, l’écrivain s’était procuré auprès du maître armurier Devisme une carabine et un revolver. Encore à Paris, il avait fait cadeau de la carabine au prince Bagration, et il décida d’offrir le pistolet à KhazarOusmiev. Un peu plus tard, Dumas reçut une lettre dans laquelle le prince souhaitait lui offrir sa blague à tabac brodée de la main de son épouse, la poétesse Natavan, ainsi que deux arkalougs (vêtement traditionnel azerbaïdjanais, qui se portait sur les épaules). Quelque temps après parvint à Dumas un message qui disait: «Vous avez, Monsieur, de trop belles armes pour que je me permette d’ajouter quelque chose à votre collection. Mais voici une bourse et deux devants d’arkaloug que la princesse vous prie d’accepter. La bourse est brodée. Prince Khazar-Ousmiev». Le message était écrit sans une seule faute de français. La femme du khan, Natavan, savait aussi bien que lui le français, elle était très instruite, dirigeait des réunions littéraires et brodait remarquablement. L’écrivain fut très surpris de voir que la princesse connaissait son œuvre pour l’avoir lue dans l’original. C’était une femme d’une grande intelligence; elle jouait bien aux échecs et battit le grand écrivain. Le jeu d’échecs en ivoire offert à Natavan est conservé jusqu’à maintenant au Musée Nizami de littérature azerbaïdjanaise, à l’exception de certaines pièces exposées dans d’autres musées de Bakou.


Les impressions laissées à Dumas par Bakou le marquèrent profondément et l’amenèrent à rédiger des descriptions détaillées de certains monuments, rites et traditions locales. Depuis longtemps les environs de Bakou étaient renommés pour leurs gisements de pétrole; ce n’est pas pour rien que le nom même de l’Azerbaïdjan vient du mot ader, «le feu». Le naphte y est extrait depuis des temps immémoriaux, attirant depuis toujours des navires de nombreux pays vers les rivages de la Caspienne, et le pétrole a fait la célébrité de Bakou en Europe et dans les pays d’Orient. S’y ajoutait l’emplacement de la ville, au carrefour de voies maritimes et de pistes caravanières. Marco Polo visita Bakou dès le XIIIe siècle et nota: «On peut charger de cette huile des centaines de chameaux, on vient en chercher de partout et on l’utilise dans tout le pays.» Le pétrole avait de multiples usages: il servait à soigner les animaux, à éclairer, à frictionner les articulations; le naphte blanc était même administré par voie orale à des fins médicinales. Les habitants de la ville, depuis une haute antiquité, rendaient un culte au feu dans des chapelles et des autels. Le feu sacré recevait les hommages de gens venus de loin, en particulier d’hindous qui fondèrent en ce lieu de véritables colonies. Les antiques Vedas indiquent que sur les rives occidentales de la Caspienne se trouvent de nombreux temples consacrés au feu. Elles voulaient parler, bien entendu, de la région de Bakou.

Dumas, dans ses souvenirs, s’attarde particulièrement sur le temple des adorateurs du feu situé à Sourakhany, à 26 km de Bakou. Après avoir visité le temple et les environs de la ville, l’écrivain a noté qu’on ne trouvait nulle part au monde de telles quantités de naphte. Au bord de la Caspienne on creusait des puits de 3 à 20 m de profondeur, qui fournissaient du naphte noir et du naphte blanc. Les hindous adorateurs du feu considéraient qu’il s’agissait d’une terre sacrée et ils venaient s’y prosterner. En l’honneur du grand écrivain, on alluma des torches, à la lumière desquelles les visiteurs furent introduits dans le temple. Dumas évoque ainsi dans ses souvenirs son passage dans le sanctuaire: «Au centre d’une grande cour se dressait un édifice rectangulaire couvert de chaux blanche, muni de créneaux et d’une coupole, et aux angles duquel jaillissait du feu. Le spectacle était impressionnant, saisissant, tout était inondé d’une vive lumière. Sur le pourtour de la cour se trouvaient des niches de prière dédiées à des idoles (au dieu Shiva), des vasques rituelles et une cloche. L’un des fidèles enfila alors un habit spécial et l’office commença aux sons d’une étrange musique; tandis que l’officiant s’inclinait, les assistants frappaient des cymbales métalliques à la sonorité puissante. Les chants s’exécutaient sur quatre ou cinq notes, du sol au mi, et répétaient le nom de Brahma. À la fin on distribua du sucre à tout le monde, et nous avons remis de l’argent.» Vu l’intérêt porté par leur hôte à ce temple, il fut décidé de le mener
sur un gisement pour lui montrer les puits d’extraction, qui lui parurent profonds et sinistres. On jeta dans un puits de l’étoupe enflammée, le naphte se mit à brûler sans s’éteindre. Après la visite on conduisit les visiteurs prendre le thé, mais il s’agissait en fait d’un véritable festin. La table était couverte de pilaf, de kébab, de fruits et de toutes sortes de mets. Le maître des lieux leur offrit une hospitalité fastueuse et voulut même garder ses invités, mais il était temps de rentrer à Bakou. L’écrivain ne manqua pas de faire une large place dans ses notes à ces marques de respect et de bienveillance.

Le marché, ou bazar, est le cœur de toute ville d’Orient. Les bijoux délicats et armes finement travaillés qu’on y trouve n’ont pas leurs pareils. Vantant l’habileté des artisans locaux, Dumas s’extasiait sur les poignards à la lame d’une extrême finesse et au fourreau richementorné, ainsi que sur les fusils plaqués d’argent et d’ivoire, que les plus fortunés paient fort cher. Cependant, refrénant ses désirs, l’écrivain se borna à faire l’acquisition d’un chapelet en corail, d’un rosaire en sardoine et d’un collier de monnaies tatares. La soie, le safran, les tissus, les tapis, le naphte faisaient la richesse du marché de Bakou. Les tissus frappaient par leurs coloris chatoyants, on aurait pu rester indéfiniment à les contempler. Dumas écrivait, s’adressant aux Parisiens: «Ah, mes pauvres amis de Paris, vous à qui le bon Dieu a mis tant de lumière dans les yeux que la vue d’une étoffe d’Orient suffit à vous consoler d’avoir vendu un tableau à moitié prix, si j’avais été riche, que de merveilles j’eusse déroulées à vos pieds!» Il s’extasia sur les soieries de Perse, les velours de Turquie, les tapis du Kharabak, les coussins de Lenchoran.

Les Bakinois voulaient montrer à leurs hôtes les endroits les plus intéressants, les plus curieux de l’histoire locale, et il fut donc décidé qu’ils leur feraient faire, un soir, une promenade en bateau. En route vers la mosquée de Fatima, les Français eurent la chance de pouvoir contempler un caravansérail englouti, avec ses tours et ses remparts. Par temps calme, le haut des tours émergeait de l’eau d’un bon pied. Cet édifice n’ayant pu être construit sous la mer, il avait plutôt dû être peu à peu submergé par elle. Cette description montre qu’il s’agissait des ruines qui ont reçu le nom de «pierres de Bayil». Un épisode frappa particulièrement Dumas: ce fut quand l’un des matelots lesta de plomb une sorte de fusée, l’alluma et la jeta à la mer en direction de l’une des tours du château, qui se trouva ainsi illuminée. Saisis par la vue de la torche brûlant sous l’eau, les voyageurs ne purent qu’évoquer le passage où Joinville rapporte que les Turcs, au cours d’un combat, lancèrent dans le Nil une matière embrasée, à laquelle ils donnaient le nom de feu grégeois. La barque reprit le large et aborda le cap Chikov. La mer était calme et lisse, mais par endroits elle bouillonnait, frissonnait, comme sous l’effet d’un brasier immergé. Les voyageurs parvinrent ainsi au tombeau de Fatima qui s’était exilée en ces lieux pour échapper aux persécutions de Yézid. Malgré l’heure matinale on leur ouvrit les portes et on éclaira leur chemin avec des lampes anciennes. Dans ce sanctuaire venaient prier les femmes qui désiraient un enfant. Khazar-Ousmiev, pour marquer sa gratitude d’avoir eu deux rejetons, traça une route menant de Bakou à ce sanctuaire. Le temps vint de revenir à Bakou, surtout que le vent s’était levé. Guidés par l’odeur du naphte ils parvinrent à un endroit où le capitaine permit à un matelot de prendre des poignées d’étoupe, de les allumer et de les lancer dans les flots, qui s’embrasèrent aussitôt. La mer prit feu comme un vaste bol de punch. «Notre barque, reprend Dumas, avait l’air de celle de Charon traversant le fleuve des Enfers. C’était évidemment le plus curieux et le plus magique spectacle qui se pût voir et qui ne se rencontre, je crois, que dans ce coin du monde. Nous y eussions passé la nuit sans aucun doute si nous n’avions vu la houle augmenter peu à peu, puis senti arriver un premier souffle de vent.» Le capitaine décida alors de rentrer. «En approchant du port, un de nos marins alluma une lance à feu. […] Ce fut comme un signal donné à tous les bâtiments de l’État à l’ancre dans le port de Bakou; ils s’illuminèrent à l’instant de la même façon, et nous passâmes à travers une véritable forêt de lances à feu. Il est évident que le plus riche empereur de la Terre, excepté l’empereur Alexandre II, […] ne pourrait pas se donner dans son royaume la soirée qu’on venait de nous donner, à nous simples artistes.»


L’écrivain note ensuite: «Du moment que nous quittions Bakou, nous tournions le dos à cette mer Caspienne que je n’aurais jamais cru voir quand j’en lisais la description dans Hérodote, le plus exact de tous les auteurs anciens qui en ont parlé, dans Strabon, dans Ptolémée, dans Marco Polo…» Dans ses souvenirs, Dumas manifeste une véritable fascination pour la mer, dont il vante le charme incomparable; il admirait son sourire ensorceleur, la transparence de ses flots. Comme il l’écrivait: «la mer se fâchait fréquemment contre moi, et je l’ai vue en colère, mais même alors, je la trouvais encore plus belle et je lui souriais comme à une femme aimée. Nous avons vécu ensemble un mois entier; on ne m’avait parlé que de ses fureurs, mais elle m’a montré son sourire. Ô toi, mer d’Attila, de Gengis Khan, de Timour le Boiteux, de Pierre le Grand, de Nadir shah, as-tu gardé le souvenir de leurs discours d’adieu?»

Après avoir sillonné le Caucase, découvert ses rites et ses coutumes, Alexandre Dumas a écrit: «Il est impossible de ne pas donner au Caucase le nom de berceau du genre humain. Son territoire fourmillait de tribus qui sont ensuite descendues des sommets pour se répandre sur les étendues vierges de la terre.»(IRS)


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