Recep Tayyip Erdogan, le pompier devenu pyromane

  12 Octobre 2015    Lu: 1404
Recep Tayyip Erdogan, le pompier devenu pyromane
Le président turc, qui avait pourtant lancé des réformes démocratiques et ouvert un processus de paix avec la guérilla kurde, a fait basculer le pays dans un nouveau cycle de violences.
Aussi autoritaire que charismatique pour cette Turquie islamiste et conservatrice rêvant de revanche sur la laïcité imposée par la République, Recep Tayyip Erdogan a longtemps incarné, même aux yeux de ses adversaires, une certaine garantie de stabilité pour un pays devenu une puissance régionale. Cela explique que l’AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis novembre 2002, a remporté depuis toutes les élections, et la victoire d’Erdogan, élu dès le premier tour en août 2014 au premier scrutin présidentiel au suffrage universel. Si l’AKP n’a pas réussi, lors des élections législatives du 7 juin, à obtenir la majorité, il reste la principale force politique du pays. Mais la donne est en train de changer.

Toujours plus enivré de son pouvoir, convaincu d’avoir été désigné par Dieu pour remettre la Turquie dans le sillon de son histoire musulmane et pour lui rendre son rang dans le monde, celui que ses opposants pourfendent comme «le nouveau sultan» est devenu le principal facteur d’instabilité, dans un pays happé peu à peu par le chaos de la guerre en Syrie.

Toujours plus autocratique au fur et à mesure que monte la contestation, depuis les manifestations du printemps 2013 contestant l’arrogance de son pouvoir et la corruption de sa clique, Erdogan mise sur une stratégie de la tension pour galvaniser ses partisans, pour les élections anticipées du 1er novembre. Alors même qu’une fraction croissante de la population avait désavoué dans les urnes son parti en juin, ouvertement hostile à ses rêves d’une république présidentielle.

Ce choix d’attiser en permanence le clivage entre le «eux» et le «nous» porte peu à peu le pays vers la guerre civile. La multiplication des poursuites contre les journalistes trop critiques, les attaques des sièges des médias considérés comme hostiles par des militants de l’AKP bien encadrés, illustrent la «poutinisation» croissante du régime.

Complicité.

Recep Tayyip Erdogan avait eu le courage politique d’ouvrir un processus de paix avec la guérilla kurde du PKK (40 000 morts depuis 1984) en initiant, il y a deux ans et demi, des négociations directes avec son leader, Abdullah Ocalan, condamné à la prison à vie. Il rallume désormais délibérément ce conflit, lançant de massives opérations contre le PKK. En même temps, il entrait finalement en guerre, en juillet 2015, contre l’Etat islamique qui, comme les autres forces jihadistes, avait longtemps prospéré en Syrie grâce à la complicité d’Ankara, engagé à fond dans la lutte contre le régime d’Al-Assad. Son objectif : mettre en difficulté le parti prokurde HDP qui, en franchissant pour la première fois en juin le seuil des 10 % des voix au Parlement, a privé l’AKP de sa majorité.

Courtisé par l’Europe comme par les Etats-Unis en raison de la position stratégique de son pays, aussi bien pour la guerre en Syrie que pour la crise des réfugiés, Recep Tayyip Erdogan n’en inquiète pas moins, désormais, ses alliés et ses partenaires occidentaux. Longtemps - et plus encore avec le début des printemps arabes -, les Occidentaux avaient présenté comme un exemple le «modèle turc» qui mêlait islam, démocratie et dynamisme économique.

Sous la direction d’Erdogan, l’AKP avait lancé des réformes démocratiques importantes, marginalisé politiquement l’armée et entamé dès l’automne 2005 des négociations d’adhésion avec l’Union européenne, depuis enlisées. Ces transformations, saluées comme la «révolution du Bosphore» par Daniel Cohn-Bendit, ont été bien réelles. Du moins jusqu’aux années 2008-2009. Depuis, la Turquie fait marche arrière. Les réticences de l’Europe à l’accueillir comme un membre à part entière de l’Union expliquent en partie cette régression, qui se nourrit aussi des désillusions d’une grande fraction de l’opinion turque.

Mais la dérive autocratique du leader de l’AKP a aussi ses racines dans la nature même de son mouvement, et de l’islam politique turc inspiré par les Frères musulmans. Le véritable test sur la réalité - ou non - de la transformation démocratique de l’AKP est la question de l’alternance. La politique suivie désormais par Erdogan prouve que s’il a conquis le gouvernement par les urnes, il s’accroche par tous les moyens à un pouvoir qui lui garantit l’immunité. Aussi bien pour les affaires de corruption éclaboussant ses proches que pour les manœuvres troubles de ce que les Turcs appellent «l’Etat profond», où se mêlent les personnes du pouvoir, les services secrets et des réseaux mafieux. C’est d’abord pour cela que l’homme fort d’Ankara n’a pas hésité à jouer toutes les possibilités que lui offre la Constitution pour imposer une nouvelle élection, à peine six mois après un résultat qui ne permettait pas à son parti de gouverner comme il l’entend.

Autonomie.

Cette politique mène le pays dans une impasse totale. Il n’y a pas de solution militaire à la question kurde, alors même que cette population - au moins 15 % des citoyens de la Turquie - exige de voir pleinement reconnus ses droits collectifs, sa culture et une certaine autonomie. Même si, dans cette république laïque et jacobine, les Kurdes bénéficient des mêmes droits individuels que tous les autres citoyens.

Un basculement de la Turquie dans la violence aura un effet dévastateur bien au-delà du pays lui-même. Ce scénario du pire devient une possibilité et c’est aussi pour cela que l’enjeu des élections du 1er novembre est crucial pour toute l’Europe.

Tags:  


Fil d'info