Comment l`Europe a vendu Internet au diable
Il est 0h30, vous téléchargez le dernier épisode de Game of Thrones sur BitTorrent (c’est mal, abonnez-vous plutôt à la chaîne OCS), et le débit ne dépasse pas 5 Ko/s. Twitter vous spoile avec le hashtag #JonSnowLives. En Angleterre, le prochain Edward Snowden tente d’envoyer une vidéo via une connexion cryptée mais la pièce-jointe ne passe pas. En France, Spotify annonce une hausse de ses tarifs pour financer ses offres mobiles « zéro data » chez Orange et Bouygues. Ces trois scénarios pourraient bien devenir réalité après le vote controversé du « Paquet télécoms », mardi, au Parlement européen. Selon, Julia Reda, élue allemande du parti pirate et rattachée au groupe Verts/ALE, « c’est une triste semaine » pour l’avenir d’un Internet « libre et ouvert ».
Une pilule empoisonnée cachée dans un bonbon
Cette fameuse « neutralité du Net » fait fuir tout le monde. Le public, car le concept est flou, et surtout les politiques, qui ne comprennent pas toujours les subtilités techniques. L’idée centrale consiste à établir une déclaration des droits du trafic Internet pour protéger les tuyaux contre le zèle des fournisseurs d’accès (FAI), notamment en évitant qu’ils ne proposent des voies rapides payantes aux diffuseurs de contenus.
Alors que la notion était clairement défendue dans le projet de loi de 2014, elle a été très affaiblie dans la version finale, sous la pression des lobbies télécoms, avec l’ajout de nombreuses exceptions. Le groupe social-démocrate a capitulé au bout des négociations, à 2h00 du matin, acceptant finalement de voter contre des amendements de dernière minute censés garantir ce principe. En échange, ils ont obtenu la fin théorique – mais pas garantie, selon certains critiques – des appels surtaxés depuis l’étranger (roaming, ou frais d’itinérance) dès 2017.
Dans une tribune, les treize eurodéputés socialistes français défendent pourtant le texte et balaient les critiques, estimant avoir obtenu « des garde-fous » suffisants pour protéger la neutralité d’Internet. Julia Reda en doute, rappelant que, comme un symbole, le terme ne figure même plus dans le texte final.
Des services spécialisés flous
Le texte final laisse la possibilité aux FAI de proposer des voies rapides pour certains « services spécialisés », un terme vague censé couvrir la télémédecine, les voitures autonomes et d’autres « services innovants ».
Le commissaire européen au numérique, Günther Oettinger, a joué sur la peur pour convaincre ses collègues, expliquant qu’il y aurait des accidents mortels si les voitures de Google ou d’autres ne disposaient pas d’un accès privilégié à Internet. Julia Reda contre-attaque : « Dans les cas critiques où la sécurité est en jeu, il faut des réseaux dédiés avec service garanti, pas des voies plus rapides. » Aux Pays-Bas, un protocole a été instauré pour permettre aux véhicules autonomes de communiquer les uns avec les autres afin de fluidifier la circulation. Mais il s’agit de réseaux de proximité. Ils ne passent pas, fort heureusement, par Internet.
Le «zero rating», un «cadeau empoisonné»
Le « zero rating » concerne l’Internet mobile. Un service de streaming peut payer un opérateur afin que ses données ne soient pas comptabilisées dans le forfait data de l’abonné. C’est aussi ce que fait Facebook en Inde avec son projet « Internet.org ». A première vue, cela semble intéressant pour le consommateur. Mais selon la membre du parti pirate, il s’agit « d’un cadeau empoisonné ». « Cela créée un business model où les opérateurs sont encouragés à monétiser la pénurie a lieu d’améliorer leur réseau. » Sans parler des inégalités financières entre les géants comme Google, Apple et Netflix et des petites start-up.
La gestion des bouchons et le danger pour la vie privée
Le dernier point qui fait débat, c’est la possibilité pour les FAI de « discriminer » les octets par « classe de trafic » (peer-to-peer, streaming, email etc.) en cas de bouchons ou de « congestion imminente » – un autre terme vague – dans les tuyaux. L’un des nombreux problèmes, soulevé par le père du Web, Tim Berners-Lee, c’est que le trafic crypté est souvent rangé automatiquement dans une catégorie lente. « Avec les révélations sur la NSA, on devrait encourager, et pas dissuader, le cryptage des données pour protéger la vie privée des internautes », tonne Reda.
Tout n’est pas perdu. Les incertitudes vont devoir être clarifiées par des juges et surtout par les régulateurs européens des télécoms, comme le BEREC. Julia Reda relève que ses membres ne sont pas élus et que les négociations n’auront sans doute pas lieu dans la transparence. L’eurodéputée conclut : « Si le public ne veut pas laisser les lobbies télécoms décider de l’avenir d’Internet, il doit se mobiliser. »