Daech dans le Haut-Karabagh? Déconstruction d`une rumeur

  04 Mai 2016    Lu: 2292
Daech dans le Haut-Karabagh? Déconstruction d`une rumeur
Par Didier Chaudet, Analyste spécialisé sur l`Asie du Sud-Ouest et la géopolitique eurasiatique. Directeur de publication du CAPE (Centre d`Analyse de la Politique Etrangère)

Le Haut-Karabagh est un territoire disputé entre l`Arménie et l`Azerbaïdjan, deux républiques post-soviétiques. L`une est majoritairement chrétienne, et l`autre majoritairement musulmane, mais aussi fortement marquée par une approche laïque, et refusant radicalement la politisation de la religion. Mais qu`importe: parce que l`islamophobie est tellement répandue, que ses mensonges trouvent toujours preneur, surtout chez les géopoliticiens de salon toujours libres pour faire un plateau télé, il a fallu encore qu`un amalgame soit fait entre "musulman", voire "peuple de culture musulmane", et "islamiste/djihadiste/terroriste/Daech". Pas en France, encore, ou très peu: nos géopoliticiens de salon prennent du temps à reprendre les articles en anglais, et plus encore en russe... Mais ailleurs, une affirmation assez folle a permis d`inclure Daech dans une lutte qui, pour l`instant, ne concerne pas ce groupe terroriste.

La rumeur

La vraie fausse information a été lancée par des sources arméniennes du Haut-Karabagh mais aussi russes. Que disent-elles ? Que l`armée azérie utiliserait des combattants de Daech dans sa lutte contre le Haut-Karabagh... Bien sûr dès le 5 avril 2016, le ministère de la Défense d`Azerbaïdjan a vigoureusement démenti ces rumeurs. Et en a profité pour attaquer ce qui lui semble en être la source, à savoir le Kremlin. Il n`est pas certain que le pouvoir russe au plus haut niveau ait vraiment voulu ce type de battage médiatique. Après tout ce n`est pas dans son intérêt s`il cherche, à terme, à faire basculer Bakou de son côté, ou au moins, à éviter que les Azéris deviennent plus encore pro-Occidentaux. Mais il est clair que certaines forces, à Moscou, ont pu soutenir ce type de désinformation, par soutien à l`allié arménien, ou par désir de faire pression sur un Azerbaïdjan trop proche des Occidentaux à leur goût.

Déconstruction de la rumeur

Car il s`agit bien de désinformation ici, en tout cas pour l`instant, et quand on fait le travail nécessaire de recoupement des informations à la disposition de tout universitaire ou journaliste rigoureux. Concentrons nous sur les sources ouvertes, et sur ce que l`on sait vraiment de la présence d`un islamisme radical, voire d`un djihadisme, sunnite en Azerbaïdjan. Déjà le public pouvant être tenté par le discours de Daech est naturellement limité: l`Azerbaïdjan est à 85%... chiite, pas sunnite. Et le discours du pseudo-Califat est fondamentalement, radicalement, anti-chiite, avant même d`être anti-occidental. Par ailleurs, la société azérie est presque pour moitié entièrement sécularisée: selon un sondage Gallup, 49% des Azéris considèrent que la religion n`est pas importante pour eux au quotidien. D`ailleurs, qu`ils soient chiites ou sunnites, cela ne signifie pas que celles et ceux qui considèrent leur foi comme importante vont forcément être attirés par Daech. Mais une majorité chiite face à un groupe qui vise les chiites en priorité, et une sécularisation de la société qui reste une réalité, ce sont des anticorps assez solides contre le virus djihadiste / suprématiste sunnite.

Les médias et les autorités azéris elles-mêmes ne nient pas que des Azéris combattent en Syrie. Mais ils ne rejoignent pas forcément Daech: par exemple, on en retrouve également du côté des milices chiites. Et personne ne glorifie ces expatriés de la terreur: les djihadistes azéris pro-Daech disent, quand ils s`expriment, tout le mal qu`ils pensent du pouvoir en place à Bakou, et se plaignent du fait que les services de sécurité ne les laissent pas en paix. D`ailleurs quand certains essayent de revenir, après avoir combattu pour le pseudo-Califat ou les Taliban, ils sont arrêtés sans ménagement. Quand, lors d`une manifestation d`opposition à Bakou, le 12 octobre 2014, un drapeau de Daech a été agité, cinq personnes ont été arrêtées. Enfin, si on en croit certaines sources à Moscou dans le milieu de l`analyse militaire, Daech rêve de déstabiliser l`Azerbaïdjan pour mieux pouvoir faire pression sur l`Iran chiite. Les deux pays partagent, après tout, une frontière.

L`opposition entre le pouvoir légal à Bakou et Daech est donc absolue. Cela rend l`idée d`une coopération difficile, voire impossible. De même, on voit mal les autorités azéries fermer les yeux sur la présence de combattants qui seraient, de fait, autant anti-Bakou qu`anti-Arméniens.

Mais allons plus loin. Des sources russes disent que l`EI a réussi a attiré des combattants azéris qui rêvent de récupérer le Haut-Karabagh, et qui jugent Bakou trop raisonnable, trop modéré. La logique du pseudo-Califait serait la suivante: venez vous former chez nous pour récupérer, plus tard, les territoires occupés par les Arméniens. Mais cette affirmation tient mal face au peu que l`on sait vraiment des recrues azéries de Daech. Notamment, leurs origines, significatives. Ils viennent du Nord, et sont ethniquement d`abord des Avars et des Lezghins. Donc des populations partagées entre Caucase du Nord (Daghestan notamment) et Azerbaïdjan. Et forcément touchées par la rébellion anti-russe sur place, pour laquelle certains des leurs combattent. On se souvient, par exemple, que de mars 2014 à avril 2015, le leader de l` « Emirat du Caucase », en révolte contre Moscou, Aliashkab Kebekov, était un Avar. Il n`est pas impossible que parmi les recrues azéries, il y ait quelques islamo-nationalistes radicaux considérant que le régime de Bakou a été trop patient face aux Arméniens. Mais il est autrement plus probable que ceux qui sont partis en Syrie ces dernières années l`ont fait, en majorité, par haine de Moscou, et pour répondre à l`appel des djihadistes du Caucase du Nord déjà présents sur place. Donc les combattants azéris de Daech semblent avoir, dans leur majorité, plus de liens avec le Caucase du Nord qu`avec le Haut-Karabagh. Ce qui rend la rumeur évoquée encore plus abracadabrantesque.

Enfin, l`armée azérie s`est remarquablement transformée grâce à l`argent du pétrole et du gaz. Les fournisseurs israéliens et russes de l`Azerbaïdjan ont permis la modernisation militaire du pays. L`armée azérie a maintenant la capacité, théoriquement, de mener une offensive pour reprendre le territoire du Haut-Karabagh. Une reconquête qui serait géographiquement difficile mais militairement faisable. La présence de combattants non réguliers et pas forcément bien contrôlés n`apporterait rien à Bakou, si ce n`est des problèmes. Et cela est vrai, qu`il s`agisse de militants liés à Daech ou à l`extrême droite turque (l`autre accusation des sources arméniennes du Haut Karabagh).

En bref, d`après ce que l`on sait, la rumeur d`une présence de combattants de Daech comme "supplétifs" côté azéri n`a aucun fondement.

Pourquoi s`opposer à ce type de rumeur est capital

La lutte contre le djihadisme transnational est trop importante pour être manipulée pour des jeux géopolitiques, quels qu`ils soient. Ce type de propagande malsaine a déjà été utilisée pour justifier en partie la guerre d`Irak de 2003... guerre d`Irak qui a, pour le coup, aidé à créer Daech, et a permis à Al Qaïda de véritablement se renforcer pendant un temps. La situation dans le Haut-Karabagh est déjà bien assez complexe sans qu`on ajoute de faux débats sur la présence de Daech sur place.

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