Le projet méconnu des nazis dans les camps de concentration

  26 Février 2016    Lu: 888
Le projet méconnu des nazis dans les camps de concentration
Said Musayev, rédacteur responsable pour AzVision en français
En 1943, le Projet Angora, secret, représentait quasiment 65.000 lapins, produisant 5 tonnes de laine.

En 1945, les Alliés déferlaient sur l’Allemagne. À la même époque, la journaliste Sigrid Schultz, reporter pour le Chicago Tribune, mettait les pieds dans la villa cossue d’Heinrich Himmler, méphitique chef de la Schutzstaffel, mieux connue sous ses initiales SS. Reconnaissant, comme tout bon journaliste, l’opportunité d’une vie, Schultz allait fouiller l’imposante demeure à la recherche, écrira-t-elle plus tard, de l’exemplaire personnel de Mein Kampf possédé par le haut-dignitaire nazi.

Schultz ne trouva jamais le livre. Par contre, caché dans un grand coffre gris, elle dénicha un étrange album photo. Sa couverture, en poils de lapin tissés à la main, était flanquée de la double Sieg-Rune –le symbole de la SS– et du mot «Angora» brodé en lettres noires.
L’album renfermait près de 150 photos de lapins[1]. Page après page, des lapins angoras parfaitement toilettés s’exposent seuls ou en compagnie d’Aryennes joviales et d’officiers SS tirés à quatre épingles, caressant délicatement les petits animaux à la fourrure d’un blanc virginal. D’autres images montrent les maisons tout confort au sein desquelles les lapins coulaient des jours heureux, des rangées de cages blanches où les bestioles jouissaient d’une alimentation contrôlée et de soins vétérinaires parmi les meilleurs disponibles à l’époque. En haut d’une de ces pages, sous trois photos de clapiers, le mot Buchenwald est soigneusement calligraphié.

L’album photo découvert par Schultz était l’un des ultimes vestiges du Projet Angora, un obscur programme lancé par Himmler et visant à produire suffisamment de laine pour vêtir chaudement diverses divisions de l’armée allemande. Officiellement, le projet fut lancé en 1941, fort de 6.500 lapins. Une activité qui n’avait rien de neuf en Allemagne. La race angora, originaire du Royaume-Uni, y avait été introduite quelque part au cours du XVIIe siècle. Depuis, à la faveur d’une rigueur typiquement germanique, la cuniculture vestimentaire avait su prospérer.

«Éleveurs de lapins du Reich»

Selon les archives, entre soixante-cinq et cent éleveurs de lapins angoras avaient été agréés par l’État allemand au milieu des années 1930. Pour Himmler, ces ressources nationales eurent probablement tout de l’aubaine: la laine angora, une fibre associée au luxe des tenues de soirée, relevait d’une solution élégante à l’habillement des officiers SS et autres membres de l’armée, obligés à un uniforme des plus chauds pour espérer supporter le rude climat de la guerre.

Ce qui allait mener à la formation du Reichsfachgruppe Kaninchenzüchter, littéralement «sections spéciale d’éleveurs de lapins du Reich», dotée d’une coutellerie dédiée –avec l’album, ces couverts sont les seuls objets physiques à avoir apparemment survécu.
En 1943, le Projet Angora représentait quasiment 65.000 lapins, produisant 5 tonnes de laine. L’album montre des pulls tricotés pour l’armée de l’air allemande, des chaussettes pour la marine et des caleçons longs pour les soldats au sol. Difficile de mesurer le succès du programme, mais une chose est certaine: ces lapins chouchoutés vivaient dans des camps de concentration, à proximité des prisonniers.

Ces nantis à poils furent élevés à Auschwitz, Dachau ou Mauthausen, et dans près d’une trentaine d’autres camps disséminés dans toute l’Europe centrale
De fait, ces nantis à poils furent élevés à Auschwitz, Dachau ou Mauthausen, et dans près d’une trentaine d’autres camps disséminés dans toute l’Europe centrale. L’effet du contraste entre l’extrême cruauté infligée aux déportés et les soins méticuleux apportés aux lapins est profondément accablant. Une atrocité face à laquelle les traces du programme –le livre découvert par Schultz– en deviennent d’autant plus sinistres.

Ou comme le décrira plus tard Schultz:

«Ainsi, dans les mêmes lieux où 800 êtres humains allaient être entassés dans des baraquements à peine convenables pour 200, les lapins vivaient dans le luxe de leurs élégants clapiers. À Buchenwald, où des centaines de milliers d’humains mouraient de faim, des lapins jouissaient de repas préparés avec un zèle scientifique. Les mêmes SS qui fouettaient, torturaient et tuaient des prisonniers mettaient un point d’honneur à ce que les lapins soient élevés avec prévenance et délicatesse.»

Dans l’une des photographies, on voit en effet trois hommes arborant l’uniforme de la SS présenter à l’objectif l’un des plus gros lapins élevés à Dachau. L’image a de quoi scandaliser: le pelage duveteux du lapin, son clapier rutilant en arrière-plan, la tendresse des gestes des officiers coiffés de leur casquette à la visière noire et rigide si caractéristique.

Bien-être animal

De fait, le Troisième Reich aimait se targuer de son respect du bien-être animal, que ce soit dans les représentations qu’il se faisait de lui-même ou celles véhiculées auprès des populations occupées. Le régime allait interdire la vivisection, une loi décrite par Hermann Göring comme «nécessaire […] pour protéger les animaux et pour montrer notre sympathie vis-à-vis de leurs souffrances, mais tenant aussi de loi pour l’humanité elle-même». Et à Buchenwald, l’un des camps où les angoras furent élevés, son commandant, Karl Koch, avait un zoo donnant directement sur les barbelés du camp. Le zoo était là pour «l’amusement» des officiers SS et était particulièrement prisé par l’épouse de Koch, Ilse, connue pour sa cruauté sadique envers les prisonniers.

Ce qui explique, sans doute, pourquoi Himmler préféra cacher l’existence de son Projet Angora. Peut-être sentait-il que le monde n’allait pas saisir le caractère innovateur de ses élevages de lapins. À la fin de la guerre, les clapiers allaient être abandonnés et les lapins, un temps pouponnés, laissés à leur triste sort. Selon des rumeurs, les lapins auraient fini en ragoûts concoctés par les libérateurs américains.

En 1945, la Commission des crimes de guerre nazis recueille des témoignages sur le Projet Angora mais est incapable de prouver ou de localiser son existence, toutes les traces matérielles des lapins ayant quasiment disparu –la Commission n’avait pas connaissance de l’album découvert par Schultz dans le château d’Himmler. En réalité, il est même possible que Schultz n’ait saisi toute l’étendue de sa découverte que des dizaines d’années après.
En 1965, Schultz fait don du volume à la Wisconsin Historical Society, où il est aujourd’hui conservé. Deux ans plus tard, elle rédigera une courte notice pour la société historique, ses seuls commentaires jamais consignés au sujet de la relique. Dans son texte, elle cite les propos d’Himmler, pour qui la preuve de l’humanité du Troisième Reich était à trouver dans le respect bienveillant que le régime manifestait vis-à-vis des animaux.
«Les outils servant au toilettage des animaux n’auraient pas dépareillé dans les salons d’Elizabeth Arden», écrit-elle. Au beau milieu de la sauvagerie des camps, le soin apporté aux lapins est caractérisé par le chic poudré d’un institut new-yorkais. Une comparaison captant toute la surréelle brutalité du Projet Angora et de ses rares vestiges.



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