Un petit furoncle, à peine plus gros qu’un bouton de fièvre, s’est niché à la commissure des lèvres. Si petit que sa mère, Mary-Jane Merrick, le remarque d’abord à peine. Jusque-là, son petit Joseph, 21 mois, est en parfaite santé, alors il n’y a pas de raison de s’en faire. Pourtant, elle doit vite se rendre à l’évidence. Le bouton a enflé, démesurément. Au fil des mois, son corps bourgeonne comme un arbre fou. Une énorme bosse a jailli de son front. Son bras droit enfle terriblement, achevé par une main… mais est-ce encore une main ?
Sa peau de bébé, elle, n’est qu’un souvenir. Flétrie, aussi rugueuse que celle d’un pachyderme, elle se relâche impitoyablement, pendouille comme autant de poches crevées. Il y a bien une explication, songe Mary-Jane, en se remémorant cet après-midi de 1860, dans un cirque de passage à Leicester (centre de l’Angleterre) : alors enceinte de Joseph, elle avait été bousculée par un éléphant ! La génétique n’étant alors même pas un mot, elle s’en remet aux croyances populaires. Une émotion très forte chez la future maman, pense-t-on alors, marquera de son empreinte le bébé en germe.
Jusqu’à sa mort, Joseph s’accrochera à cette explication surnaturelle. Peut-être cela l’aidait-il à supporter son sort tragique ? Et même s’il avait douté, ses questions seraient restées sans réponse : à 11 ans, il perd sa mère, emportée par une pneumonie. Qui va l’aimer maintenant ? Pas son père, c’est certain. Paniqué par cet enfant monstrueux et claudiquant, il le frappe régulièrement. Emma, sa nouvelle femme, le repousse à coups de moqueries. A 13 ans, Joseph quitte l’école, gagne sa vie en roulant des cigares mais bientôt, son infirmité, comme le dégoût qu’il suscite, le rendent inapte à tout travail.
« A Paris, on devrait empêcher de si horribles exhibitions »
Après des années d’errance à quémander des petits boulots de plus en plus rares, il n’a plus qu’une chose à vendre : son apparence. A Leicester puis lors de tournées en Angleterre, l’adolescent bosselé se produit pour quelques pennys comme phénomène de foire. Son nom de scène est tout trouvé : « Elephant Man », proclament les affichettes obscènes. Etabli à Londres, il s’installe dans une arrière-boutique de Whitechapel, un quartier malfamé de Londres où Jack l’Eventreur aiguisera bientôt ses couteaux.
En 1885, le puritanisme de la société victorienne entraîne l’interdiction de ces spectacles avilissants sur le sol britannique. Dissimulé sous une large cape noire, la tête recouverte d’une toile de jute, Merrick part sur les routes de Belgique, de Hollande et de France. Au début de l’automne, il est à Paris. Le XIXème siècle, un quotidien républicain, s’en émeut le 27 septembre : « Un barnum a présenté, hier, à la presse, un homme-éléphant nommé Merrick. C’est un être hideux affecté d’éléphantiasis […] Horrible à voir, d’ailleurs, presque aussi écœurant que son confrère, l’homme à la tête de veau. »
Le même jour, L’Echo de Paris n’est pas le seul à titre à s’indigner : « Nous ne ferons pas à nos lecteurs l’injure de leur dire où on peut visiter cette horreur. Que cette monstruosité ait du succès en Angleterre, nous n’en doutons pas. Mais à Paris, dans la capitale de la civilisation, on devrait empêcher de si horribles exhibitions. »
« Me blâmer, c’est blâmer Dieu »
Dépouillé de ses économies par un imprésario véreux qui l’a abandonné en Belgique, il se débrouille comme il peut pour rentrer à Londres. Le 24 avril 1886, il échoue en gare de Liverpool Street. A bout de forces, incapable d’avancer ou de se faire comprendre, Merrick est sauvé par un bout de carton, au fond de sa poche : la carte de visite du Dr Frederick Treves, qui l’avait examiné à plusieurs reprises, deux ans plus tôt.
Le Dr Frederick Treves, sauveur de Joseph Merrick. SIPA. Mary Evans
Le brillant chirurgien se souvient de sa première vision de « la chose », comme il l’écrira plus tard dans ses mémoires* : « Devant moi se tenait le spécimen de l’humanité le plus répugnant que j’aie jamais vu ». Dans cette gare, où on l’a fait venir en urgence, c’est un être en détresse absolue à qui il tend la main. Il ne la lâchera plus jamais. Après l’avoir installé dans les soupentes du Royal London hospital, le médecin lance une souscription dans le Times. Grâce à l’argent récolté, et au soutien de la famille royale, qui s’émeut de son sort, Joseph pourra y finir sa vie, entouré par la sollicitude des infirmières et l’amitié indéfectible de Treves.
Le 11 avril 1890, il s’éteint dans son lit, à l’âge de 27 ans. Sa nuque s’est brisée par le basculement, en arrière, de son énorme tête. Merrick, sur qui la vie s’était salement acharnée, ne s’est jamais apitoyé. « Ma forme est étrange, c’est vrai, mais me blâmer, c’est blâmer Dieu, écrivait-il […] Par mon âme je serai jugé : l’esprit est l’essence de l’homme ».
* « Elephant man », de Frederick Treves. Ed du Sonneur, 72 pages. 6,50 euros.
VA-T-IL ENFIN QUITTER L’HÔPITAL ?
Près de 130 ans après sa mort, Joseph Merrick pourrait enfin quitter l’hôpital. Depuis le chef d’oeuvre de David Lynch (« The Elephant Man », 1980) et le grand succès outre-Manche de la pièce de théâtre (en 2014, avec Bradley Cooper), de belles âmes, bouleversées par son tragique destin, se battent pour qu’il soit enfin enterré chez lui à Leicester, aux côtés de sa mère chérie.
Son squelette difforme est en effet conservé sous vitres dans une pièce (interdite au public, sauf aux étudiants en médecine qui en feraient la demande) à l’hôpital londonien de l’Université Queen Mary. « C’était un fervent chrétien. S’il pouvait l’exprimer, son souhait serait d’être enterré, pas d’être encore exposé comme un monstre de foire », clament les partisans de son retour à Leicester. Pour l’instant, leur prière n’a pas été entendue.
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