Un pays en pleine crise et une économie au bord du gouffre. Avec le retour des talibans au pouvoir, les prix de certains produits essentiels ont grimpé en flèche depuis un mois en Afghanistan, renforçant l'insécurité alimentaire. Pour le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, c'est "un effondrement total des services de base" qui menace le pays, alors que près de la moitié de la population afghane – 18 millions de personnes – a besoin d'une aide pour survivre. "On a beaucoup parlé des droits humains, mais si on ne s'intéresse pas à la simple survie des Afghans, c'est une crise humanitaire qui se prépare", explique à franceinfo Didier Chaudet, chercheur associé à l'Institut français d'études sur l'Asie centrale (Iféac).
Sur le marché de Mazar-e Charif, la grande ville du Nord, des familles sont contraintes de vendre tout ce qu'elles possèdent pour se nourrir, comme le relate un reportage du Guardian* réalisé début septembre. Dans le pays, plus de neuf ménages sur dix n'ont désormais plus assez à manger, selon une enquête menée par le Programme alimentaire mondial (PAM). Alors que ceux qui n'ont pas pu fuir le pays subissent déjà une violente répression depuis la prise de Kaboul par les talibans mi-août, c'est désormais une grave crise économique et une catastrophe humanitaire qui se profilent. Voici pourquoi.
Parce que l'aide internationale s'est asséchée
C'est le rouage principal de la crise : l'Afghanistan dépend de l'aide financière internationale, et celle-ci lui a été retirée du jour au lendemain. Depuis 2002, l'économie afghane était "sous perfusion", explique Didier Chaudet. De l'éducation à la santé en passant par l'administration, "près de 80% du budget public était financé par l'aide internationale". Rien qu'en 2019, le pays a reçu près de 4,3 milliards de dollars d'aide au développement* pour un PIB de 19,3 milliards*.
Mais maintenant que les talibans contrôlent l'administration, ceux qui aident le gouvernement risquent de financer un groupe terroriste et de tomber sous le coup des sanctions internationales établies par l'ONU et les Etats-Unis. C'est pourquoi les bailleurs de fonds internationaux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, grandes puissances occidentales...) ont coupé le robinet de l'aide au développement. Les 440 millions de dollars promis par le FMI pour la fin août ont été stoppés net, rapporte RFI, tout comme les 3,3 milliards de dollars qui devaient être versés cette année par près de 70 pays (puis théoriquement jusqu'en 2024)*.
Les effets de cette rupture ne se sont pas fait attendre. "Le gouvernement est le principal employeur dans le pays, mais il ne paie plus les salaires", décrit à franceinfo Gul Maqsood Sabit, ancien vice-ministre des Finances afghan (de 2013 à 2015). "Les ONG internationales et les forces de sécurité employaient aussi beaucoup d'Afghans grâce aux aides." Sans ces fonds, les services disparaissent : "Les cliniques ou les écoles se retrouvent très vite à sec, en particulier dans les campagnes les plus pauvres", explique à franceinfo Nafay Choudhury, chercheur à l'Institut afghan d'études stratégiques (Aiss).
La Chine a bien envoyé 30 millions de dollars de matériel, selon Al-Jazeera*, mais "elle ne substituera pas au moindre dollar américain, affirme Didier Chaudet. Et il y a peu de chances que les voisins de l'Afghanistan opposés aux Etats-Unis, comme le Pakistan ou la Russie, puissent l'aider suffisamment." Signe encourageant, l'ONU a recueilli plus d'un milliard de dollars de promesses de dons humanitaires de la part de gouvernements lors d'une conférence à Genève le 13 septembre (la France devrait donner 100 millions d'euros). Mais l'aide au développement reste toujours soumise au respect des droits humains par les talibans. Or "cette aide ne servait pas seulement aux fonctionnaires, elle avait des effets en cascade sur toute l'économie", rappelle Nafay Choudhury. Sans cette manne, c'est tout le cycle économique qui est fragilisé.
Parce que le système bancaire est grippé
Les files d'attente interminables qui se forment à l'entrée des banques de Kaboul en sont la preuve. Les Afghans veulent retirer leurs économies, de préférence en dollars, mais les banques n'en ont plus. Et cette pénurie de liquidités risque d'aggraver l'effondrement de l'économie locale. La banque centrale d'Afghanistan possédait bien une dizaine de milliards de dollars d'actifs, mais ils ont été gelés par les Etats-Unis dès la prise de Kaboul par les talibans, rappelle Le Figaro.
Comme l'explique sur Twitter l'ancien gouverneur de la banque centrale Ajmal Ahmady*, le gouvernement n'a pratiquement plus accès au moindre dollar de ses réserves. C'est pourquoi les talibans ont limité les retraits bancaires à 200 dollars par semaine. Même ceux qui ont des économies pourraient ne pas y avoir accès.
Ce problème ne concerne toutefois pas tous les Afghans car l'écrasante majorité des citoyens ne possède pas de compte en banque et dépend d'un système traditionnel de stockage et transfert de fonds, nommé la hawala. Mais même ce système multiséculaire est grippé : de nombreux sarrafs (les intermédiaires qui font circuler l'argent) ont aussi vu leurs fonds bloqués par les banques.
Parce que l'hyperinflation menace
Autre conséquence de la pénurie de liquidités : une hausse des prix fulgurante qui menace de plonger des millions d'Afghans dans la malnutrition. Dans la capitale, les prix de l'essence ou de l'huile de cuisson auraient déjà doublé depuis la victoire des talibans, selon Nafay Choudhury.
Là encore, cette inflation est due au manque de cash. Et qui dit moins de dollars, dit moins de monnaie internationale pour les importations. Or l'Afghanistan est un pays qui en dépend énormément, même pour les produits de base. Les trois quarts de son électricité, mais aussi plus du quart de son blé viennent de l'étranger, d'après l'Afghanistan Analysis Network*.
Cette pénurie de marchandises menace de faire sombrer le pays dans une spirale inflationniste. "Il y a un vrai risque d'hyperinflation", estime Didier Chaudet. Et la météo n'arrange rien, puisque l'agriculture afghane a subi cet été un violent épisode de sécheresse : l'ONU estime que 40% des récoltes ont été perdues* à cause du manque d'eau, ce qui risque d'aggraver encore la pénurie de denrées alimentaires.
Parce que les ressources naturelles seront moins accessibles
L'arrivée des talibans au pouvoir risque enfin de couper l'Afghanistan d'une autre source de revenus : celle issue des ressources naturelles qui dorment sous terre. Une étude publiée en 2010 par le ministère de la Défense américain évaluait à 1 000 milliards de dollars l'ensemble des gisements de minerais potentiellement présents dans le pays (fer, cuivre, cobalt, or...). Le Pentagone avait qualifié l'Afghanistan d'"Arabie saoudite" du lithium, métal indispensable aux batteries des véhicules électriques. Mais pour qu'une entreprise sache si une mine sera rentable, il faut des perspectives et de la stabilité à long terme. Or, entre l'effet des sanctions américaines, un contexte sécuritaire et juridique imprévisible et une corruption rampante, "les talibans auront énormément de travail pour donner confiance aux investisseurs étrangers", d'après Gul Maqsood Sabit.
Un des grands projets menacé par leur retour est ainsi celui du gazoduc Tapi (pour Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde). Ce pipeline en construction depuis 2015, qui doit transporter du gaz naturel du Turkménistan à l'Inde, pourrait rapporter 400 millions de dollars par an à l'Afghanistan en taxes de transit et faciliter l'approvisionnement en gaz, selon le site spécialisé Hydrocarbons technology*. Les talibans l'ont toutefois présenté comme une priorité et, selon Didier Chaudet, "les Etats-Unis pourraient continuer à soutenir ce gazoduc, car il libérerait en partie l'Afghanistan de l'influence russe et chinoise [en apportant une nouvelle source d'hydrocarbures]."
Pour sortir de leur isolement, les talibans pourraient aussi offrir des gages à la communauté internationale. Si la question des droits humains reste un sujet fondamental de tensions, ils pourraient décider de réduire la principale production du pays : l'opium. Le porte-parole des talibans a ainsi assuré mi-août : "Nous ne produirons pas de stupéfiants." L'Afghanistan est pourtant le premier producteur mondial de pavot, qui est ensuite transformé en héroïne et exporté principalement en Europe. Mais arrêter ce commerce juteux reviendrait à se priver d'un à deux milliards de dollars de recettes par an. Et pour les nouveaux maîtres de Kaboul, comme pour le reste des Afghans, chaque source de revenus est aujourd'hui indispensable.
Source: Franceinfo
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